|
|
CHRONIQUES
|
21 décembre 2024
|
|
Il avait une telle vitalité qu'on a bien du mal à concevoir que cette inépuisable énergie se soit éteinte. Que ce soit au violoncelle, à la direction d'orchestre, dans ses entretiens officiels ou dans ses contacts privés, Mstislav Rostropovitch a traversé la vie avec un enthousiasme, une générosité et un rayonnement presque uniques dans le monde des stars musicales de notre temps. Petit-fils et fils de violoncelliste, formé au piano, au violoncelle, à la direction d'orchestre et à la composition au conservatoire de Moscou, lauréat de multiples prix dès la fin des années 1940, il effectua une abondante carrière de soliste et de professeur en URSS avant de percer en 1964 au niveau international. Marié à la soprano star du Bolchoï Galina Vichnevskaïa en 1955, il commença à diriger l'opéra dans cette illustre institution dès 1967. Par la suite, sa carrière se déroula aussi bien comme soliste que comme pianiste avec sa femme, comme chambriste avec les plus grands partenaires et comme chef d'orchestre à la tête des plus grandes formations.
Technique incomparable bien sûr, avec ce son de violoncelle immense, mais surtout investissement passionné, passionnel, irrésistible, dans tout ce qu'il approcha musicalement et dans la vie, c'est sans doute ce qui aura caractérisé le mieux l'importance unique de Rostropovitch et l'impact qu'il put avoir dans le monde musical et médiatique. Inspirateur et créateur des plus illustres compositeurs de notre temps, aussi prompt à s'exprimer par le verbe – toujours en russe ou dans un très spécifique mélange, car il ne chercha jamais vraiment à maîtriser une autre langue – que par les notes, il dut s'expatrier d'URSS en 1974 et fut finalement déchu de sa nationalité en 1978. Avec son épouse, il devint alors un farouche opposant au régime soviétique agonisant et se précipita de jouer devant les ruines du mur de Berlin dès la chute du rideau de fer.
Installés à Paris, les Rostro, comme on les appelait, habitaient un superbe appartement avenue Georges Mandel, non loin de celui de la Callas. De manière très touchante, ils y collectionnaient tout ce qu'ils pouvaient trouver comme souvenirs de l'ancienne Russie. Qu'il soit permis d'évoquer à cet égard quelques souvenirs personnels. Me rendant chez eux alors que le maître venait de signer un important contrat avec un grand orchestre, ils me montrèrent avec fierté une table en malachite, et d'ajouter : « C'est avec le contrat que nous avons pu l'acheter ». Il y avait aussi une petite et ravissante pièce aux icônes où Galina aimait recevoir.
À mon départ de chez eux ce soir-là , ils me demandèrent de m'arrêter un peu sur le trottoir et de me retourner car ils allaient allumer les lumières de la salle à manger afin que je puisse voir par transparence les aigles impériaux brodés sur les voilages ! Cet amour de leur patrie était vraiment touchant de la part de si grands personnages. Qui ne se rappelle aussi la présentation de Guerre et paix de Prokofiev donné à la salle Pleyel ? « Vous connaissez tous le monstre du Loch Ness. Eh bien, vous allez entendre un opéra monstre, mais ne partez pas à l'entracte, il y a encore de la très belle musique après ! » Prompt à vous embrasser, à vous serrer dans ses bras, à vous rappeler telle phrase que vous aviez écrite ou dite sur l'une de ses interprétations, Slava avait l'art d'établir un rapport totalement personnel avec chacun de ses interlocuteurs.
Tout comme Vichnevskaïa, l'une des très rares personnes de cette galaxie musicale à vous regarder constamment droit au fond des yeux en vous parlant. Ils adoraient tous deux raconter des histoires humoristiques sur le métier, notamment l'épisode où, ayant un peu forcé sur le rosé avant une répétition par un chaud après-midi d'été en Provence, Rostropovitch n'arrivait absolument pas à trouver le bon tempo, passant d'une extrême lenteur à une extrême célérité, au grand désarroi des instrumentistes qui ne savaient plus à quel saint se vouer
On a pu lui reprocher ses attaques très virulentes contre son pays alors qu'il y avait quand même beaucoup joué avant son expatriation et y bénéficiait d'une belle notoriété. Mais les contraintes du régime soviétique étaient telles qu'il faut être très prudent avant de juger ceux, artistes de toutes disciplines, qui eurent à trouver un modus vivendi avec les autorités pour parvenir à s'exprimer.
L'abondante discographie de Rostropovitch, sa vidéographie aussi nous laissent heureusement un héritage audiovisuel inestimable, mais rien ne remplacera ce rayonnement personnel sur une scène, cette poignée de main ou ces vigoureuses accolades, ni bien sûr, le contact direct avec la sonorité de son instrument.
|
|
|
|
|
|
|