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CHRONIQUES
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14 mars 2025
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Avec la disparition de Dietrich Fischer-Dieskau, c’est un peu l’âme du Lied qui s’en va. Aucun interprète en effet, y compris les tout meilleurs, ne peut le disputer à celui qui régna sans partage sur ce genre pendant plus de soixante ans. Car s’il avait mis fin à sa carrière de chanteur en 1992, l’artiste est resté jusqu’à sa mort très actif dans la pédagogie et la diffusion de son savoir, entre autres par la direction d’orchestre et l’écriture.
On s’inquiéterait à tort de sa mémoire : il est déjà bienveillamment accueilli parmi les références absolues dans le domaine du Lied, et c’est au fond bien naturel. Mais cette belle unanimité repose aussi sur un malentendu : le chanteur a bien vite été oublié derrière le diseur, privilège teinté de mépris de tant de prétendus amateurs de voix qui, admettant bien volontiers que le verbe est à Fischer-Dieskau, veulent surtout dire que la voix est à d’autres.
Et l’on sait bien la tiédeur que suscite aujourd’hui son legs discographique ailleurs qu’au récital – maniéré, surarticulé, pas assez sombre, trop léger… On n’est pas loin au fond des sempiternelles critiques à l’encontre d’Elisabeth Schwarzkopf, qui a eu surtout le tort de marquer des rôles d’opéra alors que sa musicalité trop subtile aurait dû la cantonner au Lied.
Pourtant, le mélomane capable d’ouvrir ses oreilles entendra dans le Comte des Noces de Figaro de DFD une aristocratie de naissance proprement inouïe, dans son Amfortas la même jeunesse douloureuse que dans son Meunier ou son Voyageur en hiver – même le plus tardif, qui en remontre sur ce point à bien des ténors –, dans son Wotan de Rheingold, avouons-le, peut-être une manière de contresens car il est difficile d’imaginer le personnage doué d’une telle intelligence…
Et des Iokanaan, des Kurwenal jamais prosaïques, jamais plébéiens, toujours distingués dans la déclamation, précis dans la musique, propres dans l’émission, inspirés dans l’incarnation, jusque dans des rôles italiens où la couleur certes exotique n’entame en rien une élégance suprême de ton et de maintien – le Posa de Don Carlo.
On aurait tort de plaquer sur un musicien aussi important des conceptions aussi réductrices que le Lied comme seul domaine d’excellence. Fischer-Dieskau a surtout prouvé, y compris par son enseignement, que le chant était d’abord une manière d’illuminer le son par le sens.
L’intelligence des nuances, la pureté des voyelles, le naturel de l’émission et la subtilité des inflexions, toujours immédiatement reconnaissables chez ce génie du chant, il eut l’intelligence de ne pas les réserver au récital, mais de les transposer à l’opéra où tant de fabricants de son se satisfont de volume et d’aigus.
Aux nouvelles générations, dont il a formé maints chanteurs aujourd’hui reconnus, il a légué une conception qu’il n’est sans doute pas mauvais de rappeler : « pour aborder l’opéra, l’interprète de Lieder disposera donc d’une vaste palette de nuances. En retour, l’opéra forge la résistance physique par la maîtrise des fortissimi qui enrichissent son fonds de commerce. »
Saluons le départ de ce héraut d’une exigence intellectuelle sans faille que la nature avait en outre doté du timbre le plus naturellement gracieux qui soit – qu’on réécoute l’innocence de ses Schubert, la fragilité de ses Schumann –, avec le souvenir du regard malicieux qu’il promenait sur un monde dont il a mieux que d’autres éprouvé tant de richesses.
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