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CHRONIQUES
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30 octobre 2024
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Oublions vite les quelques incidents de retransmission dont une grosse panne d’électricité qui perturba la fin du II, pour ne retenir que les images fortes, la belle distribution et l’approche visuelle certes compliquée mais fort intéressante du metteur en scène Claus Guth.
On a souvent reproché aux cadreurs des retransmissions télévisées un goût excessif pour les gros plans. Avec une distribution de ce type, c’est plutôt un avantage. À l’exception d’Evelyn Herlitzius (Ortrud) dont la bouche le plus souvent grande ouverte et distendue par l’effort ne gagne rien à être vue de trop près, la plupart des autres protagonistes méritent que l’on puisse vraiment profiter de leur jeu dramatique, d’autant qu’ils ont à la perfection le physique de leur emploi.
On pardonnera à Annette Dasch, venue en dernière minute remplacer Anja Harteros, de forcer parfois dans le genre expressionniste, mais cette belle fille blonde pleine de santé est une Elsa très crédible, au visage capable de mille expressions, comme le veut le personnage imaginé ici par Claus Guth.
Il en va de même du Friederich von Telramund de Tomas Tomasson, vrai tragédien aussi traître que possible et naturellement de Jonas Kaufmann, dont on regretterait de manquer la moindre des multiples nuances dont il pare ce Lohengrin hors du commun et qui exige une véritable composition théâtrale d’une grande complexité. On se réjouit donc de ne rien manquer de tout cela et qui échappe nécessairement à une grande partie du public dans une salle aussi vaste que celle de la Scala.
Côté musique, et cela reste tout de même primordial, la direction de Daniel Barenboïm semble irréprochable d’intelligence et d’équilibre, avec des flamboiements magnifiques et aussi des phrasés impondérables, magiques. On sait par ailleurs que l’Orchestre de la Scala est autant rompu au répertoire wagnérien qu’au répertoire italien.
Lors des représentations de Bayreuth, Annette Dasch a été souvent critiquée pour un certain manque de personnalité. Ce n’est pas faux. Même si la voix est saine, bien menée, elle ne propose rien de très mémorable, surtout à côtés des partenaires qui l‘entourent. René Pape est le Roi Henri de référence que l’on connaît et Tomas Tomasson parfait à tous égards en Telramund.
Evelyn Herlitzius se situe dans lignée des Ortud à timbre clair comme on les aime aujourd’hui, comme on aime aussi les Brangäne. Le temps n’est plus des Varnay, Gorr, Ludwig, Hoffmann, Hesse ni même d’une Rysanek reconvertie qui furent les grandes Ortrud d’il n’y a pas si longtemps. Mais elle a la vaillance, l’agressivité, et la voix se stabilise au fil du spectacle pour vraiment s’imposer sans restrictions au III.
Quant à Kaufmann, il est bien le grand Lohengrin actuel, d’une sûreté vocale impressionnante (qui d’autre peut se permettre toutes ces nuances ?), avec un type de voix tout à fait dans l’héritage des grands Lohengrin d’hier qui furent tous aussi de grands Tristan, Lauritz Melchior, Jess Thomas, James King, René Kollo, Siegfried Jerusalem et même Ben Heppner, en admettant qu’à l’opposé, un Klaus Florian Vogt a su apporter avec un timbre plus transparent et plus blanc une image sonore du rôle tout autre, mais néanmoins convaincante, comme jadis un Sándor Kónya ou un Gedda avec plus de sensualité.
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Scène familiale
Reste maintenant la mise en scène de Claus Guth. Au lever du rideau, on se dit que l’on intervient en pleine scène familiale chez les Wagner ou chez Ludwig de Bavière. On entend les chœurs sans les voir, le décor très figuratif de la fin du XIXe siècle, une certaine sobriété, tout concentre l’attention sur les personnages principaux sans chercher à détourner l’attention par d’inutiles gadgets annexes.
Tout le travail de Guth porte sur la construction du couple Elsa-Lohengrin dans une dialectique originale et qui ne peut laisser indifférent. Il imagine Elsa et Lohengrin de manière très nouvelle et, la première surprise passée, enrichissante, poussant à la réflexion.
Il les place, grâce à une gestuelle et à un travail du visage extrêmement poussés, dans un rapport fusionnel mêlant leurs passés respectifs, avec tout ce que celui de ce fils de Parsifal peut avoir à la fois de mystérieux, de magique et de trouble et tout ce que cette naïve vierge peut avoir d’illuminé, à la limite du pathologique, avec ce rêve très beau mais qui peut n’être que le fruit d’une imagination hystérique, ou peut-être plus encore celui d’un attachement quasi incestueux, même s’il est inconscient, avec son frère disparu.
Elle paraît d’emblée se sentir coupable de quelque chose, en plein doute, en plein tourment intérieur, et l’arrivée de Lohengrin n’est pas sans rappeler la position et les douleurs de l’enfant qui vient à la vie. Ne serait-il pas une créature imaginée par elle avec une telle force qu’elle l’a extirpé de son Montsalvat natal, malgré lui, substituant un homme adulte qu’elle pourra aimer d’amour à ce frère disparu et dont l’image lui est omniprésente, disparu, ou chassé de son espace affectif par culpabilité ?
Son obstination à connaître son nom devient alors l’ultime moyen pour elle d’aller au bout de ce parcours passionnel qui débouche forcément sur le retour du frère, clone adolescent de Lohengrin et qui n’a cessé de hanter l’arrière plan de la scène.
Trop compliqué ? Sans doute, mais quand même plus intéressant que le traditionnel Lohengrin-Zorro arrivant pour sauver l’héroïne et repartant pour en sauver, sans doute, une autre. D’ailleurs, la relation Parsifal-Kundry n’est-elle pas elle aussi faussement linéaire et en fait d’une extrême complication ?
Ce Lohengrin douloureux, ne se libérant que peu à peu comme malgré lui-même, est assez bouleversant, d’autant que Kaufmann lui donne une épaisseur dramatique magistrale. Dans une interview d’entracte, il dit d’ailleurs regretter que Lohengrin tombe vraiment amoureux d’Elsa. C’est cela qui gâche tout, ce lien finalement trop humain et trop fort pour lui et qui fait rater sa mission.
Bref, dans les délires qui sont aujourd’hui ceux des metteurs en scène allemands qui veulent absolument faire des héros wagnériens des anti-héros, non des sauveurs du monde, pour les dédouaner d’une époque où ils furent récupérés par l’idéologie d’une grandeur germanique sans partage, en voici un qui a une certaine cohérence et une incontestable séduction, d’autant que les images sont le plus souvent fort belles.
On songe par exemple à la nuit d’amour qui s’ébauche au bord d’un cours d’eau bordé de joncs, beaux et très bien éclairés, réunissant les deux héros dans l’élément liquide qui est celui où évolue naturellement le cygne. Une scène superbe !
Pas indispensable, en revanche qu’Ortrud s’ouvre les veines sur le corps de Telramund, ni qu’Elsa tombe aussi souvent par terre à tout propos… mais mieux vaut réfléchir sur l’ensemble de la vision proposée que sur ces maladresses de détail dont la mise en scène n’est pas exempte.
Le public semble très enthousiaste et chaque chanteur fait un triomphe avec pluie de roses pour chacun. Pour Kaufmann, cela tourne au délire collectif, comme pour Barenboïm. C’est quand même agréable, un spectacle qui plaît au public !
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