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CHRONIQUES
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22 novembre 2024
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Pour ceux qui fréquentaient les salles de concert de Paris, les dernières années d’Henri Dutilleux ont semblé n'être qu'un long adieu. Le compositeur, autrefois si assidu, ne paraissait plus qu'exceptionnellement aux soirées qui lui étaient régulièrement consacrées.
En avril 2011, un concert-hommage du bassoniste Pascal Gallois à l'Hôtel de Lauzun (près de son domicile de l'Île Saint-Louis) s'était ainsi transformé en cérémonie presque funèbre, où le maître, en fauteuil roulant, disait son amour et son adieu à la vie, auprès d'un public de fidèles bouleversés. Nul n'ignorait alors à quel point la disparition de sa femme, la pianiste Geneviève Joy, venait de l’ébranler.
Et pourtant, ces deux dernières années, les honneurs s'étaient accumulés, comme jamais auparavant dans sa carrière. Le New York Philharmonic lui décernait son premier prix Marie-Josée Kravis Prize for New Music, le London Symphony Orchestra en faisait le compositeur vedette de sa saison, et l’on se prenait à espérer que le compositeur connaisse, à la manière d'un Elliott Carter, une seconde vigueur à passés 100 ans. Hélas, triple hélas, Henri Dutilleux vient de nous quitter mais son œuvre, d'ores et déjà , demeure.
Compositeur hors système et camarade bienveillant, il aura de tous temps influencé des compositeurs rebelles. Gérard Grisey, le fondateur de la musique spectrale, admirait en lui l'homme libre. Lors de la présentation du CD Correspondances en janvier dernier, le chef Esa-Pekka Salonen soulignait cependant la tristesse insondable de ses œuvres.
C'est pour cela que les compositeurs néo-tonaux qui se réclament de son art de l'orchestration à la française n'ont pas tout à fait digéré la leçon de Dutilleux. Pour l’auteur de le Temps l'horloge (2009), il n'est pas de retour à la tradition possible ou souhaitable : un compositeur doit nécessairement se confronter aux tumultes contradictoires du présent, et notamment son avant-garde.
À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, Dutilleux a violemment cherché son style. Ce travail prospectif est frappant lorsqu'on compare l'écart qui sépare la Symphonie n° 1 de 1951 (encore redevable des tourments d'un Honegger) à la Symphonie n° 2 créée presque dix ans plus tard. Ce travail de quintessence aboutit logiquement aux Métaboles (1965) d'une perfection d'écriture presque inégalable. Œuvre de maturité, elles rugissent d'une liberté retrouvée. Mais plus encore, elles portent un coup de griffe rageur à toute la production antérieure du compositeur.
À partir des années 1980, la production de Dutilleux fléchit quelque peu. Des chefs-d'œuvre naissent bien sûr : le concerto pour violon l'Arbre des songes (1985), le Mystère de l'instant (1989) en hommage à Paul Sacher, plus tard les Correspondances (2003) pour Dawn Upshaw, mais l'hédonisme sonore cède souvent le pas sur la nécessité.
Les instrumentations précieuses fleurissent (cymbalum pour le Mystère, accordéon pour les Correspondances) tandis que The Shadows of Time, sa grande odyssée mémorielle des années 1990, revient sur un passé mal digéré. Dans le troisième mouvement, dédié à la mémoire de tous les enfants innocents, Dutilleux affronte sans fard les ombres de la Seconde Guerre mondiale. Mais de son aveu même, l'épisode final Dominante bleue indique une vision résignée, presque éteinte, de l'existence.
On a beaucoup glosé sur le fait que les deux dernières œuvres de Dutilleux soient écrites pour la voix. Amour de la voix féminine, tentation de l'opéra bien sûr. Ce qu'on a moins remarqué, c'est le retour opéré par le compositeur vers ses propres années 1970. Dans Correspondances, il y évoque Rostropovitch (le dédicataire de Tout un monde lointain), et on retrouve dans le flamboyante Lettre à Théo finale une citation littérale de son œuvre Timbres, espaces et mouvement, sa grande œuvre orchestrale de 1977.
Nul doute que le compositeur y puisait ses forces. De même, le Temps l'horloge (2008) s'affirme comme un lointain écho de son concerto pour violoncelle de 1970, dans la mélodie finale inspirée par Baudelaire. Avant de mourir, Dutilleux projetait un second quatuor qui aurait donné suite à celui de 1976, Ainsi la nuit. Il y voyait sans doute un aboutissement logique de sa trajectoire.
On a souvent dit que Dutilleux s'inscrivait dans la tradition de la musique française. Mais tout autant qu'à un espace géographique, on peut donc le rattacher à un espace temporel : celui des années 1970. Il n'est finalement pas un compositeur de la tradition ravélienne, ni un compositeur anti-sériel.
Tout Dutilleux est dans ces œuvres d'après mai 68 : le concerto pour violoncelle, le quatuor Ainsi la nuit ou la nébuleuse de Timbres Espace Mouvement. Celle d'une époque qui allie la rigueur de l'écriture et l'infini du cosmos. En se libérant du carcan académique puis du carcan moderniste, le compositeur conquiert une liberté littéralement inouïe. Celle d'une époque où tout était possible. Ce Dutilleux-là est déjà dans l'Histoire.
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