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CRITIQUES DE CONCERTS |
22 novembre 2024 |
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Nouvelle production du Vaisseau fantôme de Wagner mise en scène par Claus Guth et sous la direction de Marc Albrecht au festival de Bayreuth.
Bayreuth 2003 (3) :
Détournement réussi
Marc Albrecht
On attendait beaucoup la nouvelle production bayreuthienne de l'année, le Vaisseau fantôme de Claus Guth et Marc Albrecht. On s'attendait aussi à un détournement en règle comme c'est désormais la coutume à chaque nouvelle production, et l'extrapolation proposée, pourtant parfaitement cohérente, a été copieusement sifflée.
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Lights, camera, action !
Vigueur et courants d’air
En passant par la mort
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Il faut le savoir, le public de Bayreuth est d'un rare conservatisme. Proposez-lui une mise en scène un tant soit peu innovante, il râle. La nouvelle production du Vaisseau fantôme a donc été huée comme il se doit, mais on ne s'explique pas ce geste devant une production aussi cohérente et pertinente, même si elle ignore tout romantisme.
Guth donne une vision psychanalytique, freudienne, du Vaisseau, centrée sur le personnage de Senta, qui fait beaucoup penser ici à Mme Bovary : une petite bourgeoise qui s'ennuie et se fait des films. Le décor représente l'intérieur d'un hôtel de maître défraîchi, avec son grand escalier, au-dessus duquel on peut voir le décor du bas à l'envers, parfaite symétrie entre le monde du fantasme – le haut – et celui de la réalité – le bas. Le Hollandais est le double de Daland : même costume, même barbe, mêmes lunettes. Senta rêve donc d'un héros qui est le double de son père – idée de l'inceste, très présente chez Wagner, même si beaucoup de spectateurs refusent encore de l'admettre. À l'opposé des Hollandais héroïques, autoritaires et ombrageux, Guth propose un Hollandais psychotique, torturé, vieilli, qui peine à marcher.
Sa mise en scène regorge d'idées géniales : par un habile jeu de lumière et d'utilisation de la vidéo, le monde du haut et celui du bas fusionnent au moment où Daland et le Hollandais pactisent, symbole que leurs mondes respectifs se mêlent, que leurs intérêts deviennent communs, Senta possède son double en une fillette muette qui est la représentation de son imaginaire, elle s'ennuie tellement devant les déclarations d'amour d'Erik qu'elle astique la rambarde de l'escalier. On est aussi impressionné par le troisième acte et l'enlèvement de la fillette par un immense squelette en ciré qui descend des cintres la tête en bas.
On attend alors de voir comment Guth va négocier la fin de l'opéra, et l'on s'incline devant une telle imagination : le rideau rouge qui couvrait le monde du haut au début de l'opéra se referme et happe le Hollandais qui disparaît, mais quand Senta veut le suivre pour mourir avec lui, le rideau s'ouvre sur des portes murées. Tout n'était que fantasme, la jeune fille devra se contenter du monde réel et de sa vie ennuyeuse. Sur les derniers accords de l'orchestre, elle martèle la porte, au comble du désespoir et ivre de colère.
Au niveau musical, la production vaut aussi le détour. La direction de Marc Albrecht, motorique et dramatique, avec une pointe de sécheresse et des accords tranchants, emporte tout sur son passage, de l'orage initial de l'ouverture – électrique et ravageur – à la scène finale d'une tension à couper le souffle. Mais le chef allemand sait se faire lyrique et donner une bouffée de lyrisme dans les moments tendres du deuxième acte. Sa direction sert à la perfection la mise en scène de Guth, tout comme les chœurs lapidaires d'Eberhard Friedrich, dont on ne dira jamais assez l'excellence.
Quant au plateau, il est le maillon le moins incontestable de ce nouveau Vaisseau. Première concernée, la Senta bien terne d'Adrienne Dugger. La jeune Américaine a plus de vibrato que de voix, un timbre pas vraiment joli et une émission défaillante dans les pianos, absolument tous en arrière et détimbrés.
Côté masculin, on saluera la beauté de timbre du pilote de Tomislav Muzek, et on appréciera sans l'admirer outre mesure l'Erik vaillant d'Endrick Wottrich, qui chantera Parsifal pour Boulez l'an prochain. Le timbre est assez sombre – un peu à la Vinay – et l'aigu sort bien, mais le ténor a une manière de quitter les sons peu discrète, avec un coup de glotte disgracieux.
Le Hollandais de John Tomlinson, très attendu, marque par son talent d'acteur et sa finesse de caractérisation, qui compensent un chant si fissuré et abîmé que l'on frôle souvent l'expressionnisme : notes toutes droites, pianos fantomatiques, aigus placés seulement une fois sur deux. On sera par contre unanime sur le Daland parfait de Jaakko Ryhänen, au timbre noble et sombre de vraie basse et aux aigus magnifiques, une voix de Hollandais en somme.
On connaît assez les aléas des productions à mise en scène transposée, mais à Bayreuth, le résultat est concluant et malgré quelques faiblesses dans la distribution, le détournement de ce Vaisseau est incontestablement réussi.
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