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CRITIQUES DE CONCERTS |
21 décembre 2024 |
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Reprise du Vaisseau fantôme mis en scène par Willy Decker à l'Opéra Bastille, Paris.
Le vaisseau ne risquait pas de chavirer
Albert Dohmen (le Hollandais), Susan Anthony (Senta)
Certaines grandes productions lyriques mettent plusieurs années avant d'arriver à maturation et de convaincre pleinement. C'est le cas du Vaisseau fantôme de Willy Decker repris en ce moment à Bastille, qui bénéficie cette année de la quadrature du cercle : superbe mise en scène, plateau luxueux et homogène, et direction musicale inspirée, afin que le Vaisseau ne chavire pas en eaux troubles.
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C'est avec plaisir que l'on retrouve la superbe mise en scène de Willy Decker, vision intérieure, psychologique, centrée sur les fantasmes d'une Senta qui cherche à fuir son univers étouffant. Le magnifique décor de Wolfgang Gussmann, évoquant un intérieur bourgeois reclus, est le théâtre de tous les fantasmes, avec sa porte immense donnant sur un monde marin invisible et mystérieux qui attire la jeune fille. On ressort de la nef de Bastille conquis par de magnifiques images, relevées par les très beaux éclairages de Hans Toelstede : la beauté du décor unique, celle du tableau dont se détache Senta, l'arrivée du vaisseau du Hollandais entrevue par les fenêtres. La fin de l'opéra sonne comme le réveil douloureux d'un cauchemar, quand Senta se suicide avec le couteau d'Erik, et qu'elle se fait prendre des mains le portrait du Hollandais par une jeune fille à son tour sous l'emprise du mystérieux marin. Tout cela fonctionne à merveille, avec une remarquable direction d'acteurs dénuée de la moindre scorie.
La production bénéficie au surplus d'une superbe équipe musicale. Si la plupart des chanteurs campent un personnage, Albert Dohmen, lui, est le Hollandais, dont il a la juste stature, la faciès imperturbable, l'autorité et l'aura. Le timbre est idéalement noir, mordant, débordant d'harmoniques, et l'émission constamment accrochée. Le médium et le grave sont admirables d'homogénéité et l'aigu idéalement projeté. Le grand monologue du premier acte est parfaitement géré dans sa progression dramatique, avec un Nur eine Hoffnung volontairement haché, scellant à l'avance la perte du Hollandais qui ne croit pas en sa rémission.
Kristinn Sigmundsson est un Daland de premier ordre, avec sa voix sonore et idéalement timbrée, homogène, ses allures de père faussement protecteur et sa capacité d'alléger l'émission dans son air. Kim Begley est un Erik à la voix musclée, à la limite du Heldentenor, mais à la belle ligne de chant et aux intentions toujours musicales, ne privant pas la Cavatine de son esprit quasi mozartien. En Mary, quel bonheur que de disposer du timbre chaud et clair de Barbara Bornemann, loin des vendeuses à la criée qui défigurent si souvent le rôle. Cerise sur la gâteau, le Pilote de Mathias Zachariassen, à la pureté et à la jeunesse de timbre séduisantes, et aux aigus à la rondeur rossinienne.
On sera légèrement moins conquis par Susan Anthony, Senta à la voix magnifique, qui colore le rôle de multiples joliesses – somptueux aigus pianissimo dans la Ballade, médium soyeux et lumineux – mais qui semble souvent au taquet, autant au niveau des aigus - bas et pas assez canalisés - que de la projection – attaques gutturales. La jeune Américaine poitrine abusivement le grave et le bas-médium pour passer l'orchestre, et peine un peu dans les aigus à pleine voix. A l'évidence, Mme Anthony a exactement le format d'une Elisabeth, et si elle peut chanter Senta sans trop entamer son potentiel, on espère qu'elle saura se garder de rôles plus larges qui mettraient sa voix en péril.
Reste l'orchestre, dirigé par un James Conlon qu'on n'a jamais vu aussi convaincant, et ce dès l'ouverture, tempétueuse, avec ses effets de ressac – timbales en forme olympique toute la soirée durant – et ses cuivres chauffés à blanc. Sa lecture allie fougue, élans furieux et lyrisme apaisé. Dans des tempi rapides – début du troisième acte en particulier – le chef américain anime avec énergie le premier grand drame wagnérien, et ménage d'admirables plages de suspense – parfait climat du monologue du Hollandais. De plus, Conlon écoute ses chanteurs, et les suit dans leurs fins de phrases sans jamais les couvrir, les gratifiant d'un confort qui n'entame toutefois jamais l'agogique.
Dans ces conditions, ce qui est sûr, c'est que le vaisseau ne risquait pas de chavirer.
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