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CRITIQUES DE CONCERTS |
21 décembre 2024 |
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Theodora de Haendel dans la mise en scène de Peter Sellars à l'Opéra du Rhin, Strasbourg.
L'acte de foi de Theodora
En traversant la Manche pour la première fois à l'occasion de sa reprise à l'Opéra national du Rhin, cette Theodora désormais classique allait-elle perdre son âme ? Grâce à la beauté singulière de la musique et à l'actualité plus brûlante encore de la mise en scène de Peter Sellars créée à Glyndebourne en 1996, l'avant-dernier oratorio de Haendel franchit tous les obstacles.
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Le premier obstacle, qui pourrait être majeur si cette musique n'allait de soi, révélant d'elle-même ses ineffables puretés, s'appelle Jane Glover. Le chef britannique apporte sans doute un soutien efficace aux chanteurs – et une ornementation souvent bavarde –, impose une pulsation précise, qui ne se traduit que par académisme et raideurs. C'est de là que la phrase se fige, jamais nourrie, jamais portée, comme condamnée au prosaïsme. Et qu'obtenir, sinon une absence de couleur, de vie même, d'un Orchestre Symphonique de Mulhouse certes appliqué à adopter quelques tournures dites baroques, mais rien moins que malléable. Même le clavecin de Bernard Robertson, qui n'en est pas qu'à un fait de gloire, semble scolaire. Il convient donc de saluer le Choeur, pas toujours impeccable mais de trait précis, de pouvoir assumer avec tant de force dramatique cet acte de musique et de foi.
Le second obstacle, plus relatif, est une certaine faiblesse du plateau masculin. Aigus esquivés, timbre terne, vocalise brutale, Jonathan Best sait imposer un Valens toujours ridicule, jamais inquiétant. Matthew Beal n'est que timbre claironnant, ingrat surtout, technique ici précaire – les périlleuses vocalises de Dread the fruits of Christian folly – jusqu'à l'effondrement égosillé dans From virtue springs each gen'rous deed ; la compassion de Septimius en est plus que compromise. Par bonheur, Stephen Wallace n'est que musique, parfois jusqu'au maniérisme. Le contre-ténor exhibe un timbre flatteur, un goût immodéré pour les pianissimi impalpables, et porte une attention louable au déroulement du récitatif. Souvent touchant, mais sans vraiment se départir d'une certaine fadeur – dans l'élégie trop gracieuse comme dans la véhémence trop fragile, malgré des aigus crânes –, il ne parvient pas à hisser la conversion de Didymus jusqu'à l'insoumission.
Mais c'est là presque détail, car Theodora peut se satisfaire de deux femmes d'exception. Il y a d'abord, subrepticement, comme une pointe d'ordinaire dans le timbre et la conduite vocale d'Yvonne Howard. Mais le voile se dissipe dès les lignes éthérées de As with rosy steps the morn, nimbées d'imperturbable foi. De la posture parfois ingrate, évangélique, de choeur antique, la mezzo anglaise crée par la maîtrise des moyens expressifs et vocaux – dynamique infinie – une dignité qu'elle teinte subtilement des accents plaintifs, résignés, d'une mère de douleur.
De Mireille Delunsch, inutile de dire l'exotisme de l'accent et les légères scories d'émission qui peuvent bousculer le récitatif, tant le soprano-caméléon épanouit les métamorphoses du timbre – inventées en juin pour Vienne et Harnoncourt – jusqu'à la transfiguration. De la ligne intensément sculptée, de la vocalise incandescente, des sons filés jusqu'au silence naît une quête éperdue de lumière et de pureté. Et la mobilité du visage, extrême, bouleversante, l'abandon absolu du corps révèlent, enfin, la nécessité du geste.
L'insupportable solitude de la cellule de Theodora
Car c'est cette nécessité qui, par la fusion des gestes esthétique, politique, spirituel, traduit le fondement même du travail de Peter Sellars, confié avec sa bénédiction à son assistante Olivia Fuchs. Dans ce qui plus qu'un décor est une oeuvre d'art mouvante, à la symbolique lumineuse – fioles, fragiles, destinées à recueillir les larmes, reflets d'âme et de bonté –, le metteur en scène américain fustige, pour le public de 2004 à quelques jours de certaine élection, l'incompétence d'un pouvoir plus inquiétant que ridicule, la crédulité de la foule consumériste – de la force dramatique d'une vulgaire canette de soda. Par les jeux de clair-obscur, de lumières soudain crues, il rend palpable, jusque dans la grâce du geste chorégraphique, l'insupportable solitude de la cellule de Theodora, référence au nombre croissant de femmes incarcérées en Californie, et montre, image insoutenable, l'horreur publique d'une mort clinique, qui a trait à la crucifixion.
Dès lors, la question de l'utilité de la mise en scène d'une oeuvre destinée au concert ne se pose plus, elle devient obligation morale.
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