Don Chisciotte regarde-t-il vers le passé, une liberté lyrique perdue ? Adapter un roman espagnol selon les canons rigoureux de l'opera seria était chose impossible, même pour le réformateur rigoriste qu'était Apostolo Zeno, secondé par son habile versificateur Pietro Pariati. L'Opéra de Cour viennois s'inspire donc, pour le Carnaval de 1719, de l'opéra vénitien du Seicento condamné au tournant du siècle pour son immoralité et son manque de scrupules à mêler personnages comiques et tragiques.
Le sous-titre, d'ailleurs, ne s'en cache pas : il s'agit d'une tragicommedia mettant en scène, fidèlement à Cervantès, un imbroglio de personnages peinant à garder leur sérieux, gravitant autour de la triste figure de Don Chisciotte. Même la malheureuse Dorotea, lâchement abandonnée par l'infâme Fernando, se prête docilement au jeu parodique dont le but d'une incontestable noblesse est de délivrer le misérable chevalier de ses errances.
La frontière toujours ténue entre seria et buffa finit par voler en éclats à la fin des deuxième et quatrième actes, en forme d'intermèdes virevoltants entre Sancio et la servante Maritorne. Un tel foisonnement d'intrigues appelle indubitablement la scène, et le Festival d'Innsbruck en sera l'hôte privilégié à partir du 13 août prochain.
La musique éminemment théâtrale de Francesco Bartolomeo Conti, dont ses contemporains louent la veine comique irrésistible, n'en est pas moins digne d'intérêt. La diversité des situations et des personnages de Don Chisciotte lui permet d'explorer une multitude de styles, avec une prédilection pour la parodie d'airs héroïques, particulièrement originale dans le traitement du rôle éponyme écrit en deux clés pour la voix exceptionnellement longue et expressive de Francesco Borosini, pour lequel Haendel composa le rôle de Bajazet dans Tamerlano. Entre pathétique et ridicule, le chevalier à la triste figure déploie sa folie douce, son héroïsme émerveillé dans des airs virtuoses où l'harmonie prend quelques détours inattendus.
Illusions chevaleresques
Si sa longue silhouette et sa science du récitatif l'y prédisposent, Nicolas Rivenq manque autant de grave que d'aigu, mais son manque d'aisance dans la vocalise enrichit les illusions chevaleresques du personnage. En authentique primo uomo d'opera seria, le jeune contre-ténor argentin Franco Fagioli investit Cardenio d'une indéfectible fougue amoureuse, triomphant d'une colorature héroïquement calibrée.
Sa douce et constante Lucinda a la voix lumineuse et charnue d'Olga Pasichnyk. D'une revigorante ironie, Inga Kalna se lance avec toute l'énergie de sa voix corsée dans les tourments de Dorotea. Mais la traîtrise de Fernando ne trouve en Maria Streijffert qu'une expression placide dans des vocalises sans assise. Les tournures savantes du sage Lope bénéficient en revanche du ténor évangélique de Johannes Chum, flanqué du soprano piquant de Sunhae Im, Ordogno prodigue de suraigus. Trop sage, Fulvio Bettini ne distingue guère son Sancio par la vis comica, un rien émoustillé par la fraîche Maritorne de Gaële Le Roi. Il est vrai que d'une phrase, d'une mimique, Dominique Visse sait imposer un personnage, jonglant du contre au ténor.
Si la scène saura épanouir un chant parfois troublé par une partition fraîchement apprise, René Jacobs impose déjà un théâtre de couleurs et de rythmes, folklore bondissant de la Follia et attention constante aux détails les plus signifiants d'une orchestration habile. Secondé par un continuo riche de deux théorbes et d'un archiluth, l'Akademie für Alte Musik Berlin est l'instrument profus des incessants changements à vue d'une partition exaltante.
Par amour de la découverte, du bel canto, du théâtre, de Cervantès, de René Jacobs, ou de qui sait-on encore, un détour par Innsbruck s'imposera le mois prochain.
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