Plateau d'étoiles montantes ou confirmées, matraquage médiatique outrancier, retransmission en direct sur les ondes et le petit écran, préparation d'un CD et d'un DVD pour ceux qui n'auraient pas, malgré des tentatives désespérées, réussi à se procurer une place au marché noir, la nouvelle Traviata de Salzbourg restera le spectacle de toutes les convoîtises de l'été 2005.
Car s'il est un metteur en scène qui sait peindre les destinées féminines, c'est bien Willy Decker. Dans une scénographie épurée, limitée à un décor en demi-cercle et quelques sofas, l'Allemand envisage la Traviata comme un compte à rebours, comme la course de Violetta contre la mort. D'où l'omniprésence d'une horloge qui rapproche implacablement la dame aux camélias de sa tragique destinée, d'où aussi ces fleurs si colorées qui passent au noir et blanc lors de son renoncement au II. Chaque répit est de courte durée pour la jeune courtisane et s'achève par une impitoyable apparition de la mort, teintée d'éclairages latéraux très froids, sous les traits du médecin du dernier acte, qui hante la scène dès avant le début du spectacle, rideau déjà levé.
Telle Lulu on repense à l'arène de Decker à la Bastille Violetta est l'objet de tous les désirs, la femelle sublime et très garce après laquelle soupire une meute de mâles. Comme toujours, le metteur en scène sait ménager du cruel où l'on n'en attend guère les matadors inquiétants et sadiques du bal ; la vision de cauchemar pendant le carnaval et une direction d'acteurs très physique les empoignades du père et du fils ; la scène d'humiliation, quand Alfredo plaque Violetta sur la table de jeu et lui enfile des dizaines de billets dans le corsage, la bouche et entre les jambes ; ou encore la déchéance de l'héroïne.
Jamais nous n'avions vu autant de mouchoirs envahir le parterre au troisième acte. Car il faut bien avouer que la Violetta d'Anna Netrebko est bouleversante. Il y aurait pourtant beaucoup à redire sur ce lyrique-léger souvent à court de souffle et contraint à des respirations peu orthodoxes dans le I : la nouvelle coqueluche de Salzbourg manque vraiment de corps dans le grave, et en bonne russe, d'italianità dans la ligne des voyelles avalées, presque indifférenciées. Mais la personnalité, le timbre corsé, l'engagement et la beauté en scène, la finesse des intentions balaient les réserves un Addio del passato de toute beauté, aux ineffables sons filés.
Rolando Villazon a lui aussi connu un véritable triomphe avec son Alfredo stylé, juvénile et fougueux, cent pour cent latin, y compris dans la chaleur d'un timbre qui n'est pas sans rappeler celui d'un Domingo. Le jeune Mexicain devra seulement canaliser un peu une exubérance qui l'amène à chanter souvent trop haut.
Dans une mise en scène traditionnelle, on ne croirait pas un instant au Giorgio Germont de Thomas Hampson, dont Decker sait transformer jusqu'aux défauts en qualités : tout plutôt que baryton Verdi, fâché avec le legato, l'Américain est un padre brutal et instable, incapable de contrôler ses accès de colère, un vieux beau pathétique et pitoyable.
Pour couronner une soirée d'opéra comme on aimerait en vivre plus souvent, l'excellente direction de Carlo Rizzi. Voilà un Verdi palpitant, sans molesse ni surexcitation, qui trouve le bon tempo et respire en permanence en tissant un écrin somptueux pour les chanteurs des Wiener Philharmoniker en état de grâce. Une direction modérée dont les accents tragiques ne prennent que plus de relief une scène chez Flora suffocante dans sa course au drame, une mort de Violetta saisissante.
Le tout valait bien une standing ovation d'un bon quart d'heure et promet un somptueux DVD d'opéra.
| | |