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CRITIQUES DE CONCERTS |
21 décembre 2024 |
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Nouvelle production de Cardillac de Paul Hindemith dans la mise en scène d'André Engel et sous la direction de Kent Nagano à l'Opéra de Paris.
Cardillac au cinéma
Angela Denoke (la Fille) et Alan Held (Cardillac).
Événement que Cardillac de Paul Hindemith à l'Opéra Bastille. Kent Nagano assure avec succès le déroulement dramatique d'une oeuvre qui n'est pas sans poser certains problèmes du point de vue théâtral, aidé par un orchestre et une distribution remarquables, mais aussi par l'intelligence de la mise en scène cinématographique d'André Engel.
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Opéra Bastille, Paris
Le 01/10/2005
Yutha TEP
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Cas étrange que celui de ce Cardillac, rarissime dans les maisons d'opéra. Composé en 1926, cet ouvrage en trois actes est d'importance en ce qu'il montre un Hindemith tournant assez sensiblement le dos à l'expressionnisme de ses compositions antérieures – notamment de son sulfureux Sancta Susanna de 1921.
Cardillac est l'oeuvre de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit) qui bannit toute sentimentalité forcément subjective et par nature en décalage avec un monde réel qui s'est de toute façon déshumanisé durant la Première Guerre mondiale. Cardillac est un orfèvre de génie, mais affligé d'une névrose meurtrière : incapable de se séparer de ses créations que se disputent les fortunés du monde entier, il est compulsivement poussé à traquer leurs acquéreurs et à les assassiner pour récupérer ses joyaux.
Sur ce canevas dont les situations auraient pu inspirer une musique colorée et agitée, Hindemith écrit une musique qu'on peut qualifier de cérébrale car fourmillant de références baroques. Cette musique savante, au sens strict, déploie des trésors qui compensent la froideur relative de l'ensemble. Paradoxalement, on pourrait dire que notre XXIe siècle, dans sa familiarité avec les canons esthétiques baroques, lui confère probablement une portée que le public des années 1920 n'était pas à même d'appréhender réellement. Cet hommage à Hindemith est en quelque sorte un juste retour des choses, si l'on considère que le maître allemand est un peu à l'origine du mouvement baroque – il entreprit en 1954 un Orfeo de Monteverdi pour lequel il tenta d'imposer des instruments d'époque.
Kent Nagano a eu le mérite de ne pas céder complètement aux sirènes de l'interprétation baroque, c'est-à -dire de conserver une neutralité répondant au projet de Hindemith. L'Américain conduit habilement la coulée musicale, tirant de l'Orchestre de l'Opéra des sonorités dont la transparence ne laisse rien perdre des citations baroques. On est par contre plus réservé dans le traitement du choeur, dont la violence jure quelque peu avec la neutralité voulue de l'ensemble.
La distribution est d'une homogénéité à toute épreuve, chacun possédant parfaitement les qualités requises. Alan Held est Cardillac, chaleureux quand il caresse ses joyaux, indifférent devant les tourments de sa Fille, terrifiant quand il cède à ses névroses. Charles Workman (le Chevalier) est un second rôle de luxe, Hannah Esther Minutillo confère à la Dame sa plastique sinueuse – la voix n'est pas belle à proprement parler, mais possède une réelle intensité. Christopher Ventris en Officier est plus sonore que raffiné, mais l'ardeur convient au personnage. C'est au final la lumineuse Angela Denoke qui domine le plateau, assumant les vocalises de sa partie avec une souplesse étonnante pour son volume, et délivrant des aigus de toute beauté.
Une transposition inspirée de Fantomas
Reste la mise en scène d'André Engel, qui recourt ici aux procédés cinématographiques déjà tentés avec succès dans K de Manoury. Les décors de Nicky Rieti et les costumes de Chantal de La Coste Messelière, tous deux déjà présents pour K et puisant ici dans une esthétique très Art déco, contribuent à une grande somptuosité visuelle. La succession des tableaux est très efficace, digne d'une projection de Fantomas, la grande référence de laquelle le metteur en scène a construit sa transposition – la tentative d'assassinat sur l'Officier a lieu sur les toits de Paris – mais dont plusieurs éléments rappellent aussi le monde du Rocambole de Ponson du Terrail.
Le metteur en scène ajoute une strate supplémentaire dans notre lecture de Cardillac, mais le pari s'avère particulièrement gagnant : si l'émotion qu'on peut attendre d'un opéra n'est pas toujours au rendez-vous, on suit avec intérêt un haletant film en musique qui finalement colle parfaitement au propos de Hindemith. On se dit aussi que cette mise en scène aurait été encore plus convaincante en
noir et blanc !
Au final, on pensait assister à une soirée d'opéra, on a plutôt en l'impression de sortir d'une salle de cinéma, constatation qui, en soi, est riche de perspectives en ces jours où le pouvoir de l'image soulève des questions que le monde lyrique ne peut éviter.
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