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CRITIQUES DE CONCERTS |
21 décembre 2024 |
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Création mondiale d'Adriana Mater de Kaija Saariaho dans la mise en scène de Peter Sellars et sous la direction d'Esa-Pekka Salonen à l'Opéra de Paris.
Chef-d'oeuvre aux portes de l'enfer
Patricia Bardon (Adriana), Solveig Kringelborn (Refka), Gordon Gietz (Yonas) et Stephen Milling (Tsargo).
Retardée de quelques jours pour cause de grève, la création mondiale d'Adriana Mater a quand même triomphé à l'Opéra Bastille. Fait rare en ces jours de contestations tous azimuts, l'ensemble du public, unanime, a acclamé interprètes, compositeur, librettiste et metteur en scène sans restriction. Un phénomène à marquer d'une pierre blanche dans l'histoire de l'opéra au XXIe siècle.
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Rassembler un grand compositeur, un grand écrivain, un grand metteur en scène et un grand chef, le tout dans un grand opéra, si elle fonctionnait automatiquement, cette recette serait trop facile. Le principe, Diaghilev le mit en oeuvre dans le monde de la danse avec un pourcentage impressionnant de succès. L'histoire de l'opéra est moins riche en exemples de ce type. On se réjouit donc d'autant plus de l'incontestable réussite d'Adriana Mater, en ces temps où les Cassandre de service prédisent plus que jamais la mort programmée du théâtre lyrique.
La preuve en est faite, une nouvelle fois : l'opéra vivra, tant que l'on saura en créer qui répond aux vraies lois du genre et non à celles d'ersatz en cache-misère, ou plutôt en cache-absence-de-talent. Car c'est bien le talent – ou le génie – qui fait tout, vérité première, si l'on regarde l'extrême variété de forme des créations ayant marqué les cents dernières années, de Puccini à Berg, de Debussy à Berio, de Poulenc ou Britten à Saariaho.
Ce qui caractérise Adriana Mater et explique sans doute en partie au moins son succès, c'est sa lisibilité malgré la complexité de l'écriture musicale et la richesse des thèmes dramatiques traités. La musique de Kaija Saariaho est à la fois extrêmement savante et parfaitement à la portée de tous. Elle utilise aussi bien l'orchestre traditionnel et les choeurs que les procédés informatiques les plus avancés, en osmose avec les recherches de l'IRCAM.
Limpide mais incroyablement riche, directement émotionnel mais très sophistiqué, capable des violences les plus agressives et angoissantes comme de l'intériorité la plus minimaliste ou la plus poétique et de la dynamique la plus ténue, tour à tour austère et chatoyant, son langage musical se prête aisément à tout, et, surtout, garde toujours ici une authentique dimension théâtrale. Tout comme son écriture vocale.
Point d'effets inutiles pour mettre les voix artificiellement en valeur, mais un vrai respect et une vraie conscience des beautés de ces voix, utilisées avec art dans les parties de chaque registre où elles sont le plus à l'aise, n'hésitant pas à se servir de la force expressive d'une belle note longuement tenue si besoin. Respect aussi du très beau texte d'Amin Maalouf, le seul problème d'intelligibilité venant non de l'écriture mais d'une maîtrise approximative du français de la plupart des interprètes.
Les thèmes traités par les deux créateurs sont au centre des drames de notre époque : la guerre, le viol, la femme face à la violence, la quête d'identité de l'homme, la maternité. Des sujets vastes, mais abordés ici de manière si directe et claire, que tout semble lié et porté par le même flot vital, celui de la force psychologique d'une femme qui, ne pouvant être épouse, sera au moins mère, affrontant avec énergie, clairvoyance et un pragmatisme non résigné, les aléas de la tourmente dans laquelle elle est emportée.
Si le rêve est souvent présent dans l'action, apportant un autre éclairage, une distanciation et même une autre dimension au propos, les réalités sont vécues avec lucidité : « Le Ciel ne m'a pas envoyé mon fils emballé dans de la soie avec un mode d'emploi » réplique Adriana à Yonas, le fils qui lui reproche de lui avoir menti sur son père. Ce réalisme ne l'a pas empêchée de prendre le pari : son fils sera-t-il un tueur comme son père ou héritera-il de son sang à elle ?
Sans jamais être une simple illustration du texte, la musique joue son rôle à elle, dans le domaine de l'émotion, de l'abstraction, là où les mots ne peuvent plus servir. Elle ne les remplace pas, elle chemine à leurs côtés dans son propre univers, sensible et intellectuelle, splendide, efficace, follement variée de bout en bout, défendue au plus haut niveau par l'orchestre, les choeurs – somptueux –, et la baguette de Salonen.
Un décor à la fois rassurant et glacé
Et le travail scénique joue lui aussi le jeu qui lui est propre. Le magnifique décor de George Tsypin est à la fois réaliste et abstrait, évoquant autant une ville orientale aux dômes rassurants et magiques qu'un désert de glace à perdre l'âme. Les admirables éclairages de James Ingalls lui donnent vie, véritable langage qui complète celui des mots et des notes. Avec son intelligence habituelle, Peter Sellars a compris qu'il fallait ne pas en rajouter dans la direction d'acteurs.
Tout reste direct, précis, les comportements étant néanmoins bien différenciés par une foule de menus détails que la sobriété du cadre permet de discerner d'emblée. Voilà un travail d'une subtilité et d'une finesse qui finissent par avoir une force expressive tout à fait adaptée au propos. Les quatre chanteurs sont investis dans cette démarche où chacun est à sa vraie place avec une foi et un talent sans lesquels tout aurait pu sombrer.
Voici enfin notre siècle sur une scène d'opéra, abordé de front, sans complaisance ni voyeurisme, comme pourrait le faire un certain cinéma, mais avec les moyens propres à l'art lyrique. Plus qu'une réussite, ce spectacle est une expérience artistique dont on ne sort pas indemne.
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