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CRITIQUES DE CONCERTS |
30 octobre 2024 |
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Nouvelle production de la Ville morte de Korngold mise en scène par Nicolas Brieger sous la direction d'Armin Jordan au Grand Théâtre de Genève.
Une troublante féminité
Anna-Katharina Behnke (Marietta)
Donné pour la première fois à Genève, la Ville morte de Korngold reste un chef-d'oeuvre peu représenté sur les scènes francophones. Alors qu'Armin Jordan mène l'Orchestre de la Suisse romande vigoureusement, Nicolas Brieger et Hans Dieter Schaal servent habilement un livret qu'ils concluent cependant de manière personnelle.
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La Vienne psychanalytique du début du XXe siècle, dans son foisonnement quasi-baroque de sexualité et de morbidité, trouve décidément terrain d'élection dans l'imaginaire des décorateurs et metteurs en scène. Que l'on songe à la production salzbourgeoise des Stigmatisés de Schrecker par Lehnhoff et Raimund Bauer et l'on retrouvera une atmosphère et une imagerie commune à la Ville morte portée actuellement sur la scène de Genève.
Celle-ci franchit néanmoins un degré supplémentaire dans l'achèvement par la sublime plastique de Hans Dieter Schaal et les rouages irréprochables d'une mise en scène fort intelligente. Car Nicolas Brieger ne se contente pas d'éclairer la perpétuelle contradiction entre le fantasme de Paul pour Marietta et l'image idéalisée de la femme aimée – en d'autres termes, l'appel de l'érotisme et de la vie confronté à un idéalisme bridé par une morale aliénante refusant la vulgarité –, il prête au personnage de Maria les traits d'une cantatrice avec comme répertoire Strauss et Puccini afin que les réminiscences de la partition retrouvent – selon ses termes – leur place. Habile transposition qui ne nuit en rien au propos de l'ouvrage et qui ajoute même un zest d'ironie en renvoyant au spectateur, amateur d'opéra, son propre reflet.
Du reste, les tableaux sont parfaitement dépeints et la transition entre rêve et réalité fonctionne à merveille. L'univers intime de Paul, camouflé par un rideau de scène, s'ouvre à la fin du I pour révéler des statues figées dans l'action qui finissent par s'animer convulsivement et revêtir l'aspect de morts-vivants ; les mondes des vivants et des morts, de la réalité et du rêve, s'interpénètrent et les cadavres s'agitent dans un immense drapé plastique qui évoque tout autant l'univers de la morgue que la sortie impossible d'un lit cauchemardesque.
Cette interpénétration ne se cantonnera d'ailleurs pas au figuré : la cour libidineuse de Marietta – qui rappelle celle de Zerbinette dans Ariane à Naxos – se livre à un micmac catholico-pornographique, dans lequel Éros et Thanatos en perdraient eux-mêmes leur grec. Fellations et sodomies dépeignent une sexualité compulsive dont la médiocrité est en rapport avec un au-delà aussi déchu que morbide ; tout ceci sans que la réalisation scénique ne paraisse jamais gratuite ou outrancière, mais bien au service d'un texte dont elle reprend les ambiguïtés manifestes.
Brieger est plus personnel dans la conclusion : Paul, incapable de faire le deuil de Maria, revêt sa robe et solde l'aventure par une troublante conversion à une féminité aussi ambiguë qu'aux relents d'échappatoire de carnaval. Autant dire que l'ampleur du traumatisme ne le laisse pas indemne. La mise en scène salzbourgeoise due à Willy Decker n'allait jamais aussi loin dans l'interprétation psychanalytique.
Une direction vigoureuse et dramatique
Dans cette captivante production genevoise, l'aspect musical, quoique tout à fait honorable, se situe un cran en dessous. Figure de proue, Armin Jordan apparaît pour sa part au mieux de ses possibilités, aux commandes d'un OSR vivant, dramatique, puissant, voire fantasque quand nécessaire. La légendaire sensualité viennoise manque à l'occasion de galbe, mais la lecture d'ensemble est toujours vigoureuse avec notamment un pupitre de cuivres généreux.
Tout en restant de bonne tenue, le plateau a ses faiblesses. Fabrice Dalis, au timbre sans saveur et à la vocalité raide, assure le rôle de Paul sans faiblir mais ne console pas de l'absence d'un Brubaker originellement programmé. Johannes Martin Kränzle manque quant à lui de rondeur et paraît à l'occasion un peu court et fébrile en Frank.
Face à eux, la Marietta ardente et sulfureuse d'Anna-Katharina Behnke domine magistralement la scène ; on mettra de côté ces curieux chevrotements qui ne viennent pas entamer une belle musicalité. Enfin, les seconds rôles tirent leur épingle du jeu – la Brigitta impeccable d'engagement de Hanna Schaer –, si bien que l'on sortira du Grand Théâtre sinon transporté par une révélation musicale, du moins avec l'impression d'une équipe efficace servant une mise en scène aboutie et stimulante.
Prochaines représentations les 13, 18, 21, 23 et 25 avril.
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Grand Théâtre, Genève Le 10/04/2006 Benjamin GRENARD |
| Nouvelle production de la Ville morte de Korngold mise en scène par Nicolas Brieger sous la direction d'Armin Jordan au Grand Théâtre de Genève. | Erich Wolfgang Korngold (1897-1957)
La Ville morte, opéra en trois tableaux (1920)
Livret de Paul Schott (Julius et Erich Wolfgang Korngold) d'après le roman de Georges Rodenbach Bruges la morte
Choeurs du Grand Théâtre
Maîtrise du Conservatoire Populaire de Musique de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
direction : Armin Jordan
mise en scène : Nicolas Brieger
décors : Hans Dieter Schaal
costumes : Andrea Schmidt Futterer
Ă©clairages : Alexander Koppelmann
préparation des choeurs : Ching-Lien Wu & Serge Ilg
Avec :
Fabrice Dalis (Paul), Anna-Katharina Behnke (Marietta), Johannes Martin Kränzle (Frank), Hanna Schaer (Brigitta), Brett Polegato (Fritz), Jörg Schneider (Victorin), Nicola Hollyman (Juliette), Mariana Vassileva-Chaveeva (Lucienne), Adrian Thompson (Le Comte Albert), Vincent Serez (Gaston). | |
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