D'un côté, il y a une partition musicale et de l'autre, le traitement visuel d'une oeuvre que son auteur appelle Musiktheater, ce qui implique sa volonté, son désir, de ne pas en rester à la forme du concert. Tout homme de théâtre qui s'y attaque prend donc la responsabilité de choisir ce qu'il va tenter de rendre de manière concrète à un public qui n'est pas censé utiliser seulement ses oreilles.
On sait que dans le domaine de la création contemporaine d'avant-garde, il est habituel d'expliquer par écrit ses intentions. C'est louable, généralement indispensable, mais aussi un peu pervers et dangereux car cela mène bien souvent à constater tout ce qui sépare intentions et réalisation, sans compter les cas où l'on se décharge par écrit de ce que l'on n'a pas su montrer.
Donc, si l'on réfère aux propos rapportés sur le programme de ce spectacle, le metteur en scène-chorégraphe Xavier Le Roy, après nous avoir aimablement rappelé on aurait pu l'oublier qu'une oeuvre musicale n'est ni un journal télévisé ni un film documentaire, précise que son travail de metteur en scène « a débuté par une réflexion sur les moyens théâtraux appropriés permettant de soutenir ou d'exprimer sur scène ce qui est déjà formulé dans la composition musicale, ce qui pourrait correspondre au style utilisé dans le traitement musical du sujet ».
C'est mieux, il est vrai, que s'il cherchait à faire tout le contraire, encore qu'il existe bien d'autres approches, dont celle consistant, pour éviter tout pléonasme, à occuper l'espace existant entre la musique et les paroles et qui a donné souvent de bons résultats. Xavier Le Roy dit aussi ne pas avoir cherché « à illustrer le sujet de l'oeuvre, mais à accentuer ou à prolonger les intentions de la composition musicale ».
Mais que voit-on ? Bien sûr, un thème comme celui de la cruauté s'appuyant sur des textes de Sade, de William Burroughs et des procès verbaux du procès de Nuremberg, se prête non sans dangers à une représentation figurative, à moins d'être Pasolini. Or les solutions proposées par Xavier Le Roy, en s'éloignant radicalement du sujet, nous éloignent tout autant de la musique, car elles n'en soulignent ou n'en illustrent que les aspects les plus superficiels, ceux d'une certaine forme d'écriture pour laquelle le texte n'est qu'un support de sens et non de mots, ces derniers explosés, coupés, hachés, distendus, n'étant jamais rendus intelligibles, et où la notion de « répétition » n'est pas traitée au premier degré.
La gestuelle ubuesque qu'il propose, les déplacements incongrus qu'il imagine, ont le double inconvénient d'être terriblement répétitifs au premier degré mais pas du tout au sens voulu par la musique et si intellectuellement sophistiqués et prétentieux qu'ils feraient regretter l'agressivité directe des scènes réalistes sado-maso de Salo, par exemple.
Là où un spectacle qui se voulait non figuratif devait au moins s'élever au niveau de la musique en bénéficiant de son souffle et en lui communiquant le sien propre, on en reste au niveau d'un papillonnage frivole qui pousse le spectateur à sourire, voire à rire, quand musique et parole racontent tout autre chose. Bien sûr, pour Sade comme pour Burroughs, et l'on oserait même ajouter pour les tortionnaires des camps de concentration, cruauté et plaisir allaient de paire, mais, avec de complexes ramifications et implications dans l'inconscient aux antipodes des propositions de Xavier Le Roy mais bien présentes, en revanche, dans la musique.
Une partition musicale d'une richesse exceptionnelle
La richesse incontestable de celle-ci, la qualité d'une écriture qui s'appuie sur un sens exceptionnel de l'orchestration et notamment des timbres, le traitement des voix aussi bien pour les solistes que pour le choeur, le travail sur le son et sa spatialisation, la variété des thématiques abordées, avec cet inattendu détour par le free jazz dans la deuxième partie et cette conclusion en une apothéose sonore qui se dissout finalement dans l'obscurité, tout emporte l'adhésion et engendre l'émotion, même si d'évidentes longueurs sont à déplorer.
Le traitement des textes, lui aussi, est bien autre chose qu'un simple désossement. C'est une déstructuration-restructuration subtile et complexe qui ne trahit guère leur force originale mais la restitue sous une forme autre que la lecture linéaire. On, a donc l'impression d'entendre une oeuvre puissante, en voyant un spectacle qui serait fait pour une autre partition, ou qui, à force de vouloir tout prendre à contre-courant, finit par partir à la dérive et accoster sur une autre île.
Mais le plus étrange de tout cela est qu'à la fin de la soirée, malgré ces aspects négatifs, et après des moments d'exaltation musicale, de lassitude, de fou-rire nerveux, d'émotion parfois rude, de réflexion, d'exaspération aussi, on a le sentiment d'avoir assisté à quelque chose de fort, d'original, d'inhabituel, grâce à la qualité de l'interprétation musicale, des éclairages, de la mise en espace globale des musiciens et des choeurs, de l'utilisation de ce lieu froid par nature et qui prend soudain vie, et de la manière dont cette musique s'impose envers et contre tout.
On sort insatisfait, un peu grincheux et fatigué, mais un choc a eu lieu, des interrogations nous restent, et surtout, on a entendu une partition de tout premier ordre qui, elle, va vraiment au coeur de son sujet. Et de quel sujet !
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