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CRITIQUES DE CONCERTS |
30 octobre 2024 |
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Reprise d’Iphigénie en Tauride de Gluck mise en scène par Krzysztof Warlikowski, sous la direction d’Ivor Bolton à l’Opéra de Paris.
J’aime les vieilles femmes…
Mireille Delunsch (Iphigénie) et Stéphane Degout (Oreste).
On pensait le public de l’Opéra de Paris désormais familiarisé avec l’esthétique de Krzysztof Warlikowski. La première de la reprise d’Iphigénie en Tauride de Gluck n’en a pas moins déclenché une bronca. C’est dire la violence intacte d’un travail théâtral qui se révèle rétrospectivement le plus personnel, le plus abouti du metteur en scène polonais sur la scène lyrique parisienne.
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Avant-hier conspuées au Palais Garnier, les Noces de Figaro de Mozart revues et corrigées – si peu, mais là réside évidemment le sacrilège – par Christoph Marthaler et Sylvain Cambreling étaient hier plébiscitées au Théâtre des Amandiers de Nanterre. Un public similaire faisait en décembre dernier un triomphe à Krzysztof Warlikowski pour sa mise en scène de Krum d’Hanokh Levin, créée en juillet 2005 au Festival d’Avignon. Et sans doute sont-ce les mêmes qui, au terme des six heures d’Angels in America présentées au Théâtre du Rond-Point, ont fait au metteur en scène polonais une ovation debout…
En délestant la pièce de Tony Kushner de tout ce qui peut la relier à une temporalité précise, Warlikowski nous mettait face au rapport que nous avons aujourd’hui non plus face à une maladie, le SIDA, mais à notre peur « des maladies en général, des maladies [qui] nous paralysent », face donc à notre rejet des personnes qui en sont atteintes. Aujourd’hui, la vieillesse est considérée comme une maladie : il faut à tout prix en effacer les stigmates, rallonger la durée de la vie, refuser l’issue inéluctable. C’est ce que nous montre le metteur en scène polonais à travers l’Iphigénie en Tauride de Gluck, ce que sans doute le public rejette.
Mais, de mĂŞme qu’il projetait dans un silence sabordĂ© la dernière scène d’Allemagne, annĂ©e zĂ©ro de Rossellini avant le troisième acte de Parsifal, Warlikowski n’aurait-il pu faire dire, en guise de prologue Ă la tragĂ©die d’IphigĂ©nie, les Vieilles femmes de Tadeusz RĂłżewicz, bouleversant prĂ©ambule reproduit dans le programme, au risque dĂ©risoire d’alimenter l’ire d’un public pour lequel toute forme, toute Ĺ“uvre d’art doivent rester repliĂ©es sur elles-mĂŞmes ? « Dieu meurt, Ă©crit le poète polonais, les vieilles femmes se lèvent comme tous les jours ». Oreste est mort – tel, du moins, IphigĂ©nie le pleure –, les vieilles femmes savourent leur part de gâteau funĂ©raire comme tous les jours.
Iphigénie est un opéra de la réminiscence, des visions qui hantent la vieillesse, sa solitude inéluctable, jusqu’à la mort – et la mort seule peut délivrer une héroïne déjà morte le jour où son père la sacrifia, sauvée in extremis par Diane, mais pour devenir elle-même vierge sacrificatrice. Dans un dispositif à forte charge symbolique – tout réalisme est banni de ces lieux de passage que sont les décors de Malgorzata Szczesniak – et spéculaire, Warlikowski superpose les visions, les souvenirs, les personnages et leurs doubles jusqu’au quadruple meurtre incestueux de Clytemnestre, dans un foisonnant jeu de références mythologiques, picturales, cinématographiques intemporelles qui mettent à nu la violence tragique, celle-là même à laquelle Gluck aspirait à travers sa réforme.
Cette violence, Marc Minkowski la relayait dans la fosse lors de la création de cette production, en juin 2006. Ivor Bolton a beau disposer du meilleur ensemble « classique » qui soit – réécoutons l’Orfeo ed Euridice dirigé par René Jacobs pour prendre la véritable mesure du Freiburger Barockorchester dans le Gluck réformé –, il dirige sage, soigné, subrepticement coloré du fait des solistes eux-mêmes, mais sans la moindre fulgurance : la danse des Scythes, son ballet de déambulateurs, qui avait tant choqué, passe inaperçu à un mouvement aussi raisonnable. Et puis Accentus – un vrai luxe que ce chœur en fosse, même parfois en décalage – est d’une perfection trop lisse.
De la distribution initiale demeurent Salomé Haller, chaque jour un peu plus indurée de timbre, mais chaque jour plus éloquente, Franck Ferrari, vociférant son Thoas, débraillé jusqu’à un aigu dont l’impact n’en finit pas tarir, et surtout Yann Beuron, dont le Pylade est l’héritier assurément distingué d’une certaine école de chant nationale, avec ce que cela induit de suavité de la ligne, d’aisance de la voix mixte, de clarté dans la diction. Pour Stéphane Degout, Oreste se révèle – il s’agissait d’une prise de rôle – une absolue évidence, habité avec cette suprême sobriété qui est sa signature, fruit d’un chant, d’une prosodie admirablement maîtrisés.
Ă€ l’aune de sa miraculeuse gravure du rĂ´le-titre sous la direction de Marc Minkowski – dix ans, ou presque, ont passĂ© –, Mireille Delunsch aura pu sembler moins lumineuse dans le haut du registre, d’une dynamique moins aisĂ©e peut-ĂŞtre dans l’élan de la scène, mais de la voix comme du corps, du visage de la soprano française se dĂ©gagent une force fragile, une blessure originelle qui sont l’essence mĂŞme d’IphigĂ©nie, et du théâtre de Krzysztof Warlikowski, qualifiĂ© avec une infinie justesse d’« Ă©corchĂ© » par Georges Banu dans la postface du recueil d’entretiens entre le metteur en scène polonais et Piotr Gruszczyński rĂ©cemment paru chez Actes Sud.
Palais Garnier, jusqu’au 8 juin.
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