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CRITIQUES DE CONCERTS |
30 octobre 2024 |
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Nouvelle production de Demofoonte de Jommelli mise en scène par Cesare Lievi et sous la direction de Riccardo Muti à l’Opéra de Paris.
Demofoonte legatissimo
Eleonora Buratto (Creusa)
Cadeaux d’adieux de Gerard Mortier au public parisien, les débuts de Riccardo Muti dans la fosse du Palais Garnier, mais pas au pupitre de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, ravivent une controverse stylistique. Le choix du maestro s’est en effet porté sur Demofoonte de Jommelli, rareté d’un phare de l’école napolitaine du XVIIIe siècle, que sa lecture apollinienne statufie.
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Riccardo Muti n’avait jamais dirigé à l’Opéra de Paris. C’est désormais chose faite – Gerard Mortier ne l’avait-il pas promis dès l’annonce de sa première saison ? Sans doute l’or des lettres avec lesquelles cet événement restera gravé dans les annales de la Grande Boutique aurait-il gagné en éclat si le maestro avait consenti à diriger l’orchestre maison dans un melodramma du XIXe siècle.
Mais le choix de Demofoonte de Niccolò Jommelli n’en revêt pas moins valeur de symbole, tant de l’attachement jamais démenti du chef d’orchestre à l’école napolitaine du XVIIIe siècle, que de sa volonté implacable de s’ériger en dernier rempart – Come scoglio immoto resta contro i venti e la tempesta – à l’horizon du golfe parthénopéen contre la mainmise des baroqueux de l’intérieur – Antonio Florio et sa Capella della Pietà de’Turchini – et de l’extérieur – notamment Christophe Rousset – sur l’œuvre de ces compositeurs dont les ombres hantent à jamais les couloirs austères du Conservatoire San Pietro a Majella.
Chantre de droit divin du caractère napolitain authentique, Riccardo Muti se réclame d’un naturel et d’une fantaisie sans arrière-pensée. Mais ne détient-il pas, lui, le maestro à l’ancienne, la baguette la plus rigoureuse, la plus exigeante du monde musical ? La démonstration d’élégante autorité à laquelle il se livre à la tête de l’Orchestra Giovanile Luigi Cherubini, qu’il a fondé en 2004, en est la preuve irréfutable : tenue instrumentale irréprochable, soyeux de la sonorité, souplesse infinie des phrasés, équilibre savamment dosé avec le plateau, tout est d’un immense chef lyrique.
Les limites de la musique pure
Cependant, cette exaltation de la beauté plastique de la partition de Jommelli, de son préclassicisme raffiné se heurte aux limites de la musique pure, et comme vidée de sa substance théâtrale et expressive. Car si la structure de l’aria da capo tend à s’affranchir de sa rigidité, et ce dès les derniers oratorios anglais de Haendel, qui constituent déjà une tentative de réforme de l’opera seria, elle n’en demeure pas moins soumise à certains principes rhétoriques indissociables de la poésie dramatique de Métastase, auteur du livret de Demofoonte.
Chez Gluck et surtout Mozart, le sentiment se développera, se transmettra même tout entier par la musique, le plus souvent à travers l’orchestre. Usant de moyens divers, Jommelli, plus librement à Stuttgart qu’à Naples, comme Traetta à Parme et Jean Chrétien Bach à Londres et Mannheim vont déjà dans ce sens, mais par une conquête progressive, alors que la vocalité est encore reine.
L’apport des interprètes philologues, auquel Riccardo Muti, contrairement à Claudio Abbado, revendique son imperméabilité condescendante, reprenant à son compte le mot de Karajan selon lequel « la musicologie est à la musique ce que la gynécologie est au sexe », est justement d’avoir su animer la transition entre la stricte application de la théorie des affetti et la vague de sensibilité portée par les Lumières puis le Sturm und Drang qui allait définitivement changer le visage du dramma per musica, sans se soustraire aux règles d’une esthétique qui avait encore cours, et dont le point de non-retour définitif est la Clemenza di Tito, voire même déjà Idomeneo de Mozart.
En somme, Demofoonte n’a valeur d’opéra réformé que si les tenants et les aboutissants de ladite réforme, sa mécanique même, sont apparents, du moins décelables. Mais rien dans la direction de Riccardo Muti ne vise à une quelconque mise en relief, le déploiement apollinien du récitatif accompagné, instrument majeur de l’évolution du genre, élargi à des ritournelles orchestrales sans arrêtes vives, nivelle au même titre que la culture d’un chant legatissimo la palette pourtant novatrice de Jommelli, et statufie ces trois actes dans une beauté compassée, finalement à l’opposé de l’esprit napolitain revendiqué.
Une esthétique caduque
Parce qu’ils sont jeunes et bien élevés, les chanteurs se plient docilement à cette esthétique caduque. À tel point que Maria Grazia Schiavo, pilier de la Capella della Pietà de’Turchini d’Antonio Florio, renie ses origines stylistiques, vibrato généralisé et voyelles ouvertes jusqu’à la verdeur, sans toutefois perdre son abattage. Vrai tenore di grazia, de couleur comme de technique, Dmitry Korchak est donizettien en diable, et c’est dans les opéras du maître bergamasque qu’on a assurément envie de l’entendre.
De José Maria Lo Monaco, Eleonora Burratto et Valentina Coladonato, sans doute est-ce la première qui chante le plus proprement, du timbre le plus policé, mais sans révéler d’évidente personnalité. Typique de l’école italienne, Antonio Giovannini est un contre-ténor à la voix sans séduction, mais étendue, sonore et agile, tandis que le sopraniste Valer Barna-Sabadus exhibe dans son air du III des pichettati étonnants.
Dans la boîte néoclassique aux perspectives cosmiques littéralement sens dessus dessous de Margherita Palli, Cesare Lievi échoue à narrer sans ridicules une fable retorse que la langue limpide de Métastase magnifie pourtant, non sans humour. Ainsi, sa mise en scène n’excède jamais le statisme esthétisant de l’ensemble de la production.
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