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CRITIQUES DE CONCERTS |
22 décembre 2024 |
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Création à l’Opéra de Paris du Roi Roger de Szymanowski dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski et sous la direction de Kazushi Ono.
Le voile de l’ambiguïté
Mariusz Kwiecien (le Roi Roger) et Eric Cutler (le Berger)
La création scénique française du chef-d’œuvre de l’opéra polonais du XXe siècle, le Roi Roger de Karol Szymanowski, est aussi la dernière production lyrique offerte par Gerard Mortier pour clôturer en splendeur son mandat à la tête de l’Opéra national de Paris, dans une mise en scène chahutée de Krzysztof Warlikowski qui refuse de lever le voile de l’ambiguïté.
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Créé en 1926 à Varsovie, le Roi Roger demeure, malgré sa qualité incontestable de chef-d’œuvre, un opéra aussi méconnu du grand public que son auteur, qu’on qualifiera de plus grand musicien polonais de la première moitié du XXe siècle. Rien d’étonnant alors au choix de Gerard Mortier d’en offrir la création scénique française. C’est chose faite ce 18 juin, et magnifiquement, tant la production (copieusement huée) que l’exécution musicale (unanimement fêtée) sont de très haut niveau.
On a coutume de présenter le Roi Roger comme le conflit entre l’ascétisme intolérant du christianisme médiéval et le culte de l’amour et de la vie prôné par un berger perturbateur qui s’avérera être Dionysos lui-même, revenu pour illuminer l’esprit de Roger II de Sicile, monarque historique célèbre aujourd’hui encore, dont la cour multiconfessionnelle fut au XIIe siècle la plus ouverte et la plus tolérante d’Europe.
Mais c’est là pour l’imagerie simpliste, confortée de fait par des citations musicales évidentes – polyphonie chorale orthodoxe, orientalisme – mais non réductrices. Pour Szymanowski lui-même, le sujet est ailleurs : seule l’intéresse l’évolution spirituelle du roi, déchiré entre ces deux tendances, et qui s’en affranchit en une catharsis finale pour atteindre à la sagesse dans un lever de soleil apollinien très symbolique.
Thématique qui n’échappe pas à l’ambiguïté et au mystère, qui sous-tend d’autres niveaux de lecture possibles, en particulier la confession autobiographique du compositeur atteignant sa pleine maturité artistique, mais aussi personnelle, ce qui en fait le plaidoyer d’un Szymanowski homosexuel refusant l’hédonisme autant que le fanatisme pour trouver la paix intérieure, c’est-à -dire la vérité de son être.
Ressorts intellectuellement passionnants, certes, quoique bien maigres pour une action de fait très statique, que transcende heureusement une partition impressionniste somptueuse, mais qui reste difficile à porter à la scène sans tomber dans l’opéra historico-naturaliste quelque peu simpliste, ce qui explique sa relative rareté.
C’est l’écueil qu’a voulu éviter Krysztof Warlikowski, dont les relectures d’Iphigénie, de l’Affaire Makropoulos ou de Parsifal ont déjà fait grincer bien des dents. Travaillant comme toujours sur la correspondance temporelle, il transporte l’action à notre époque, dans cette Californie multiraciale qui s’offre à toutes les tendances de l’esprit et à tous les excès du corps. Le rideau s’ouvre sur une piscine où flotte entre deux eaux le corps d’un clone de Roxane, la reine – clin d’œil à la production de Makropoulos – tandis qu’un clone du roi se fait injecter quelque drogue.
L’opéra est-il alors le voyage d’un drogué entre réalité et fantasme, entre sensualité et responsabilité morale – la référence cinématographique explicite est ici Eyes Wide Shut de Kubrick – ou la description de la désagrégation d’un couple trop banal catalysée par un outsider semblable au visiteur du Théorème de Pasolini, autre référence affichée ? Edrisi, le commentateur de l’action, ne dit-il pas, au final : « le rêve s’évapore, la chaîne des illusions se brise » ?
Décryptage peu aisé
Entre un couple défait façon Gatsby et un berger hippie de la meilleure tradition de Hair, révulsant une société figée et conventionnelle, et s’incarnant, ultime fantasme, dans la famille Mickey au complet, entre les maniérismes du metteur en scène et les maladresses des didascalies du livret – les ballets surtout, étrangement rendus en leçons de natation –, le décryptage d’un spectacle fourmillant d’interrogations et refusant comme Szymanovski de lever le voile de l’ambiguïté, n’est pas aisé, mais l’ensemble n’en est pas moins magnifique.
Sa traduction musicale est, elle, éblouissante : Kasushi Ono se plait à faire scintiller les moires et les déferlements d’une orchestration synthétique de son temps avec une maestria et un sens de l’équilibre parfait entre apollinien et dionysiaque. L’orchestre et les chœurs de l’Opéra donnent leur meilleur, et le plateau est de tout premier ordre : Edrisi caustique et ample de Stefan Margita, Roxane éblouissante et d’une légèreté d’aigu rayonnante de Olga Pasichnyk, Berger d’Eric Cutler lui aussi d’un aigu insinuant et séduisant au possible, et force et dramatisme ébouriffants du roi héros du plateau, le baryton Mariusz Kwiecien. Un bel adieu, décidément !
Opéra Bastille, jusqu’au 2 juillet.
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