On peut aborder un tel concert de deux manières assez opposées. Ou bien on se dit d’emblée que la musique de Moussorgski, de Schumann, de Thomas Larcher aussi, se suffit à elle-même. Si on la joue bien, l’auditeur-spectateur n’en demande pas davantage et peut préférer légitimement que l’on laisse sa propre imagination mettre sur les notes les images qu’il veut, celles qui lui viennent spontanément.
Les Scènes d’enfants de Schumann, les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, What becomes de Thomas Larcher n’ont a priori besoin d’aucun commentaire verbal ni visuel pour atteindre notre sensibilité et nous raconter quelque chose. On peut donc fort bien concevoir qu’en rajouter révèle un manque confiance en la musique elle-même, que l’on doute de son seul pouvoir émotionnel, que ces pages livrées comme elles ont été conçues risquent d’ennuyer une partie de l’auditoire.
C’est le raisonnement fallacieux de tant de metteurs en scène d’opéra actuels qui pensent que Mozart, Verdi ou quelques autres de leurs victimes ne peuvent se passer de ce qu’ils y ajoutent, de la manière dont ils les détournent pour « mettre les œuvres en phase avec la sensibilité contemporaine ».
Manque de foi, donc, dans la puissance expressive hors du temps du répertoire toutes formes confondues, qui caractérise bien une grande part de la démarche artistique d’aujourd’hui. Andsnes va d’ailleurs jusqu’à donner sa propre révision de la partition des Tableaux, arguant qu’Horowitz l’avait déjà fait, vu la prétendue faiblesse d’écriture du compositeur russe. Il y aurait à ce sujet aussi un beau débat à ouvrir, car autodidacte certainement, Moussorgski n’est fut pas moins génial.
On peut aussi, avec une certaine légitimité, tenir un autre raisonnement et dire que ces œuvres sont assez fortes pour résister à bien des traitements et qu’après tout, un artiste est libre de proposer son approche très subjective, voire d’y associer d’autres créateurs. La vidéo est un moyen d’expression qui a depuis quelque temps envahi le monde du spectacle et tente forcément les jeunes générations. Les réussites existent, notamment dans le domaine du spectacle de danse. Le Tristan de Sellars-Viola à l’Opéra Bastille a eu aussi ses adeptes tout comme il a marqué ses limites.
D’où cette idée de réencadrer les Tableaux d’une exposition, en considérant qu’ils en ont besoin. Dans le cas présent, on ne peut pas dire que le travail de Robin Rhode, dont les images sont projetées sur un vaste écran au lointain, derrière le pianiste, noyées dans une quasi totale obscurité – un beau renoncement à l’ego traditionnel souvent exhibitionniste des virtuoses – soit indifférent. Il y a de la recherche, de l’originalité, des idées curieuses. De là à y trouver un rapport quelconque, autre que rythmique, avec la musique de Moussorgski, c’est un pas que l’on n’est pas obligé de franchir.
D’autant que l’interprétation d’Andsnes n’est pas ici convaincante. Lourde, souvent plus bruyante que colorée, assez mécanique, elle semble peu engagée, distanciée, comme se réfugiant derrière les images qui l’accompagnent. Le son est médiocre, la riche saveur de Moussorgski absente. Même les Scènes d’enfants de Schumann ne bénéficient pas d’un traitement aussi attachant que celui que le pianiste accorde d’habitude à ce type de répertoire. Le What becomes de Thomas Larcher reste d’ailleurs l’œuvre la mieux jouée de la soirée, peut-être la plus en phase avec le concept général du concert.
Renouveler la forme traditionnelle du concert ? Pourquoi pas, et on ne peut reprocher à des artistes de ce niveau de vouloir s’unir pour pareille tentative, mais à condition que cela ait d’abord pour base une interprétation musicale assez solide et indiscutable qui serve de support à ce que l’on apporte d’autre, et non que ce soit le complément visuel qui paraisse être la seule nouveauté et la principale source d’intérêt.
Andsnes tout seul nous avait conviés à des rencontres autrement plus enthousiasmantes. Ses disques en témoignent. Cette collaboration l’a-t-elle trop détourné de l’essentiel ? C’est possible. Un travail sincère, mais la sincérité n’est pas la seule condition de la réussite.
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