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CRITIQUES DE CONCERTS |
22 décembre 2024 |
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Première Ă l’OpĂ©ra national de Bordeaux de la Jenůfa de Janáček mise en scène par Friedrich Meyer-Oertel, sous la direction de Karen Kamensek.
L’insaisissable Mireille D.
Trio gagnant pour la belle production de Jenůfa signĂ©e Friedrich Meyer-Oertel. Et trio de femme. La Sacristine cinglante et nĂ©anmoins fragile d’Hedwig Fassbender, bien sĂ»r. La poigne de fer de Karen Kamensek, qui tend jusqu’au sĂ©isme les âpretĂ©s de l’orchestre de Janáček. Éminemment singulière enfin dans l’évidence, Mireille Delunsch s’approprie le rĂ´le-titre.
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Elle chante tout. Non que ses moyens l’y prédisposent, a priori. Chaque prise de rôle, dès lors, est une prise de risque, sans filet. Caméléon, Mireille Delunsch, et surtout kamikaze, de son propre aveu. Combien de fois l’a-t-on entendue renaître, phénix vocal, alors même que d’aucuns prophétisent chaque saison, chaque soir, ses derniers feux ? Trop, c’est trop, disent-ils. À un tel régime, même l’instrument le plus solide, le plus sain, le plus orthodoxe ne résisterait pas.
C’est peut-être parce qu’elle ne l’est pas, orthodoxe, que la voix de la soprano française se régénère, se réinvente sans cesse. Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Vingt ans de carrière, déjà , et combien de défis lancés à la technique, et l’acoustique ? Un soir confidentielle, la projection s’éveille, le lendemain, insolente. Qui est Mireille Delunsch ? Où va Mireille Delunsch ? Où puise-t-elle ses ressources ? Lyrique, dramatique, léger, soprano, falcon, et même presque mezzo au diapason baroque français ? Le mystère reste entier. D’autant que les exemples souvent contredisent les évidences.
Car la Delunsch a ses évidences propres, comique, tragique, empirique, insaisissable. Et insatiable. Il y eut, il y a, il y aura, des soirs de débâcle, parfois générale – souvenir douloureux d’une Elettra à l’Opéra du Rhin. On souffre avec, on souffre pour. Sympathie. Empathie. Les yeux baissés, Mireille encaisse. C’est à ce prix-là que l’on est artiste, de tout son être. Encaisser, les huées parfois, renoncer, qui n’est pas abandonner, et reconquérir, soi-même, à chaque nouveau rôle.
Créer. Recréer. Tous azimuts. Lady Sarashina de Peter Eötvös, la Reine Marguerite dans Yvonne, princesse de Bourgogne de Boesmans, puis essayer Hélène, celle d’Offenbach, et Valentine des Huguenots de Meyerbeer. Et puis Verdi – sa Traviata écorchée par la nuit aixoise, coûte que coûte –, et puis Puccini – avez-vous succombé à sa Mimi ? Nous, oui. Là où on l’attend. Ou ne l’attend pas. Aussi. Surtout.
Ses rôles, tous ses rôles, on pourrait croire qu’elle les effleure, seulement. Elle les reprend, c’est vrai, si rarement, rien qu’une poignée d’ailleurs. Pourquoi ceux-là , et pas d’autres, puisque tous lui collent à la peau, même ceux que flattent le moins ses couleurs les plus abrasives ? Mireille Delunsch ne chante pas ses personnages, elle ne les interprète pas, non. Elle s’en empare, les vampirise, entre en eux comme ils entrent en elle. Jusqu’à se confondre.
Alors même qu’on la rêvait encore en Blanche de la Force, elle était Madame Lidoine. Comme si la nouvelle prieure n’avait pas existé avant, comme si celles, toutes celles qui l’ont précédée n’avaient fait que l’emprunter. Désormais, le rôle lui appartient. Qu’elle la reprenne surtout, au-delà de l’expérience unique.
Sa Jenůfa, tout autant, en appelle d’autres. Car Mireille Delunsch, âme poĂ©tique, poĂ©tesse Ă ses heures aussi, possède un spleen, comme une forme sublimĂ©e de renoncement, qui est absolument celui de l’anti-hĂ©roĂŻne de Janáček. Ă€ moins que ce ne soit l’inverse. Ă€ l’épreuve des pertes successives, des sacrifices. Son amour, sa beautĂ©, son enfant, ses croyances. Elle n’a plus rien, et continue pourtant de vivre, pour tenter d’aimer. C’est presque un miracle comme la ligne, tantĂ´t heurtĂ©e, tantĂ´t tenue, nourrie, dĂ©ployĂ©e, puise dans la lumière du timbre, prĂ©servĂ© comme rarement, et jusqu’au murmure, Ă peine vibrĂ©.
La Kostelnička d’Hedwig Fassbender est moins inattendue – cela ne veut pas dire convenue. La voix paraĂ®t Ă©maciĂ©e d’abord, rĂŞche, courte, mais rassemble ses ressources et submerge, malĂ©fique et pitoyable, meurtrière et suicidĂ©e, incendiaire et livide. Une incarnation vraie. Comme l’est celle de Stuart Skelton, dont le Laca idĂ©alement benĂŞt d’abord, encombrĂ© de son corps, prend de l’assurance, du relief, son tĂ©nor sombre un rien hĂ©sitant soudain entier, viril. C’est qu’il a gagnĂ© ce que ce demi-frère haĂŻ, Ĺ teva l’ivrogne, le coureur, usurpateur en somme, lui avait dĂ©robĂ©. Gregory Turay, d’ailleurs, passe Ă peine l’orchestre.
Poigne de fer, Karen Kamensek condense s’il est possible la densitĂ© de l’écriture pour en dĂ©cupler l’impact. Éruptif, l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine se plie Ă son geste sĂ»r, essentiel, jamais redondant, avec cette urgence âpre, tragique par laquelle Janáček transcende le fait divers rural. Ă€ l’image de la mise en scène de Friedrich Meyer-Oertel, ramassĂ©e sur le deuxième acte, entre deux reliefs noyĂ©s de soleil, avant, après la catastrophe. L’immense toit qui recouvre le plateau, presque Ă ras de terre, oppresse, emprisonne, condamne. SoirĂ©e dĂ©cidĂ©ment mĂ©morable.
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Grand-Théâtre, Bordeaux Le 07/05/2010 Mehdi MAHDAVI |
| Première Ă l’OpĂ©ra national de Bordeaux de la Jenůfa de Janáček mise en scène par Friedrich Meyer-Oertel, sous la direction de Karen Kamensek. | Leoš Janáček (1854-1928)
Jenůfa, opĂ©ra en trois actes (1904)
Livret du compositeur d’après la pièce Jejà Pastorkyña de Gabriela Preissova
Chœur de l’Opéra national de Bordeaux
Orchestre national Bordeaux Aquitaine
direction : Karen Kamensek
mise en scène : Friedrich Leyer-Oertel
décors et costumes : Heindruch Schmelzer
éclairages : Hans Haas, réalisés par Marc Pinaud
chorégraphie : Emmanuelle Grizot
Avec :
Sheila Nadler (Grand-mère Buryjovka), Stuart Skelton (Laca Klemen), Gregory Turay (Ĺ teva Klemen), Hedwig Fassbender (Kostelnička Buryjovka), Mireille Delunsch (Jenůfa), Jean-Michel Candenot (le contremaĂ®tre du moulin, Stárek), Jean-Philippe Marlière (le Maire du village), Marie-ThĂ©rèse Keller (La femme du maire), Laure Crumière (Karolka, leur fille), Olga Fedorova-Podgornaya (la vachère), Eve Christophe-Fontana (Barena, une servante), AurĂ©lie Ligerot (Jano, un berger), Maryelle Hostein (la tante), LoĂŻck Cassin (un vieux paysan), Florica Marilena Gola (une villageoise). | |
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