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CRITIQUES DE CONCERTS |
21 décembre 2024 |
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Première à l’Opéra national de Lorraine du Rake’s Progress de Stravinski mis en scène par Carlos Wagner, sous la direction de Tito Muñoz.
Docteur Rakewell et Mister Shadow
Après une Carmen noir volcan, Carlos Wagner ouvre la saison de l’Opéra national de Lorraine avec sa mise en scène onirique et sombre du Rake’s Progress, créée en 2008 à Angers Nantes Opéra. Plus que de la baguette objective de Tito Muñoz, l’opéra néo-classique de Stravinsky bénéficie d’une distribution superlative.
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En mars 2008 au Palais Garnier, Olivier Py précipitait Tom Rakewell « dans un rêve – et c’en est un, une sorte de grand cauchemar. » Un mois plus tard, pour Angers Nantes Opéra, Carlos Wagner explorait plus avant les voies de l’abstraction et de l’étrangeté. Refus de l’accessoire, donc de l’anecdote autant que du symbole, le metteur en scène vénézuélien prend la série de peintures de Hogarth pour ce qu’elles sont, un prétexte à l’élaboration d’une œuvre morale certes, mais absolument de son temps, qui est celui de l’après-guerre, au-delà des illusions formelles.
Dès lors, il montre les maux d’une époque qui est la nôtre : drogue, sexe, spéculation, entre avidité et indifférence. Pas étonnant que la scénographie de Conor Murphy soit si noire, immense roue du temps et de la fortune, que Nick Shadow, littéralement l’ombre – dévorante –, arrête, précipite à sa guise : soi-disant serviteur, alter ego, double maléfique, conscience diabolique, par opposition à l’angélisme d’Ann Trulove, littéralement l’amour vrai.
Par un théâtre ludique aux suspensions cauchemardesques culminant dans les fumées de la scène du cimetière, ces allégories prennent vie sans que s’insinue un quelconque réalisme psychologique, gardant ainsi à distance la minutie du peintre anglais, source première de Stravinski et de ses librettistes, les poètes Auden et Kallman.
Par l’emploi des formes de l’opéra du XVIIIe siècle – il se situe même, du moins pour les premières scènes, dans une perspective pré-gluckiste –, le compositeur revient à l’expression plus fragmentaire, moins subjective de l’affect. Notre meilleure connaissance du répertoire baroque – qui s’en souciait, sinon quelques pionniers, à l’orée des années 1950 – nous permet à cet égard de dissiper le malentendu qui a si longtemps touché le Rake’s Progress.
Non point aride parodie, mais chef-d’œuvre original, à bien des égards en avance sur son temps, ne serait-ce que parce que des codes alors perdus, ou dénaturés par leur interprétation hors de propos – quand Bach passait pour une machine à coudre, quand Haendel assumait toutes les pompes et circonstances de la couronne d’Angleterre, quand Mozart n’était qu’un charmant bambin touché par la grâce –, y créent une émotion sans épanchement.
Sous cet éclairage, l’interprétation de Tito Muñoz, nouveau directeur musical de l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, apparaît trop objective, qui n’aiguise ni les rythmes ni les timbres, sans fantaisie ni climat, hormis dans la scène du cimetière – c’est il est vrai le clavecin seul qui s’en charge.
Le plateau vocal réuni par l’Opéra national de Lorraine est en revanche superlatif. Sans doute le mezzo de Janja Vuletic manque-t-il de pulpe pour Baba la Turque, chauve et obèse plutôt que barbue, et la projection d’Alexandre Swan de perfide préciosité pour Sellem. Mais Manfred Hemm est pour Trulove, garant d’une société bourgeoise, une évidence abyssale.
Annoncée souffrante, et avec quelques infimes tensions dans la cabalette du I qui pourraient le laisser croire, Ingela Bohlin est une Anne irradiante de musicalité et de fraîcheur, sans une once de mièvrerie. Par l’inaltérable vigueur de l’instrument, Andrew Foster-Williams contredit une stature un peu courte de menace, Shadow époustouflant de mordant et de noirceur.
S’il ne maîtrise pas tout à fait l’idiome d’Auden et Kallman, Sébastien Droy a l’exacte voix de Tom Rakewell, timbre clair d’une robustesse nouvelle. Et ce legato qui saisit le poète en plein rêve, et sublime sa folie.
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