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CRITIQUES DE CONCERTS |
21 décembre 2024 |
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Nouvelle production d’Alcina de Haendel dans une mise en scène de David Alden et sous la direction de Harry Bicket à l’Opéra national de Bordeaux.
Alcina au bord du gouffre
Nul mieux que David Alden n’a saisi l’ambivalence, c’est-à -dire la sensualité vénéneuse, l’ironie cruelle, de la dramaturgie haendélienne. À Bordeaux, il plonge Alcina dans les méandres d’un univers éminemment personnel, entre théâtre désaffecté et laboratoire macabre. Ensorcelée par l’immense Elza van den Heever, la distribution se jette sans filet dans cette impitoyable aventure.
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L’île d’Alcina, ses charmes même, ne sont qu’illusion. Dans un théâtre désaffecté, Ruggiero fuit la réalité d’une vie bien rangée, celle qui l’attend en compagnie de la fidèle Bradamante, dans un pavillon grisâtre au confort standard. La magicienne ne serait-elle qu’un songe ?
Sa voix seule résonne d’abord, avant de prendre corps, sitôt que la menace de l’abandon devient palpable. Par sa direction d’acteurs constamment sur le fil, David Alden va cependant plus loin qu’une simple – et énième – mise en abyme, attirant ses personnages au bord du gouffre de la folie.
Ces âmes errantes d’amants déchus secoués de spasmes simiesques, comme une dernière étape avant la métamorphose de l’homme en animal, sont autant de victimes de l’inquiétante étrangeté des expériences pratiquées par Alcina dans ce laboratoire de la soumission amoureuse, où le chant devient sortilège, suffocant et malsain.
Mieux qu’aucun autre, Alden a saisi l’esprit fantasque, lunaire, la profonde détresse aussi, de cet ultime volet de la trilogie inspirée de l’Arioste, adieu de Haendel à l’opéra magique. Son concept ne se développe certes pas avec une égale pertinence, qui dès le II se fissure, et se résout de manière un peu forcée – question de moyens peut-être, car il a livré ailleurs des spectacles plus léchés, jusque dans les délires foutraques d’un univers éminemment personnel.
Mais pas un personnage n’est abandonné, pas une aria – il n’en manque d’ailleurs aucune – qui le trouve à court d’idée. Et où il n’exige des prouesses physiques des chanteurs, qui se lancent à corps perdu dans cette impitoyable aventure.
D’autant que la fosse – et c’est presque un miracle – leur prodigue un soutien sans faille. Est-ce bien le même Harry Bicket, si souvent atone face à des ensembles d’instruments anciens, qui non seulement anime, mais relance ainsi le discours ? Et obtient de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine, sinon un fini instrumental irréprochable, du moins une réactivité, une variété d’accents et de couleurs inespérées ?
En Oberto, Melody Louledjian révèle plus que les promesses d’un soprano frais et avenant. Et si Wojtek Gierlach n’a pas pour l’air de Melisso suffisamment de souplesse, de rebond dans la ligne comme dans le timbre, Alek Shrader livre, mi-ténor mi-gorille, un Oronte halluciné, d’un métal fluide et éclatant que l’orgueil blessé ombre de fourberie perverse.
Avec toujours ces gargarismes qui lui tiennent lieu de vocalises, Sonia Prina électrise la jalousie monomaniaque de Bradamante, cultivant l’ambiguïté du travestissement par les bizarreries d’une émission entre velours et cuirasse.
En dépit des trilles, notes piquées, et surtout de ces suraigus dont une certaine tradition a cru bon d’orner, voire de surcharger la reprise de Tornami a vagheggiar, Morgana n’est pas un rossignol, encore moins une soubrette. Grâce à un instrument gorgé d’harmoniques irisés, dont la légèreté s’épanouit pleinement au diapason moderne, Anna Christy y déploie un chant mutin et sensible, qui évite l’écueil de la superficialité.
Étendue, souffle, agilité, et surtout cette pulpe aux reflets cuivrés, Isabel Leonard a tout pour Ruggiero. Sauf peut-être cette désinvolture bravache, ce narcissisme teinté de mépris que le capricieux Carestini mit dans son refus de chanter Verdi prati – Haendel n’était heureusement pas du genre à céder… S’agissant d’une prise de rôle troublée par un méchant rhume, cela ne saurait tarder.
Surnaturelle, enfin, est l’Alcina d’Elza van den Heever. Par les moyens vocaux bien sûr, qui excèdent tout ce qui se peut entendre aujourd’hui dans le rôle, Anja Harteros comprise. Et la maîtrise du vocabulaire belcantiste, fruit de l’extrême concentration du timbre, qui jamais ne déborde la ligne, sans pour autant brider d’inépuisables ressources dynamiques. Mais d’abord une implication émotionnelle absolue, qui culmine dans la reprise vertigineuse d’Ah ! mio cor, nourrie de la tension d’une partie médiane foudroyante.
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