|
|
CRITIQUES DE CONCERTS |
21 décembre 2024 |
|
Création de Poppea e Nerone, nouvelle orchestration par Philippe Boesmans du Couronnement de Poppée de Monteverdi, dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski et sous la direction de Sylvain Cambreling au Teatro Real de Madrid.
Érotisme, perversion, soumission
Il fallait un pendant sonore aux visions de Krzysztof Warlikowski, au-delà donc du musicologiquement correct. Pour cette nouvelle production du Couronnement de Poppée, rebaptisé Poppea e Nerone, Gerard Mortier a confié au compositeur Philippe Boesmans la réalisation de la partition de Monteverdi, vingt ans après sa première orchestration. Un choc musical et théâtral.
|
|
Bons baisers d’Eltsine
RĂ©gal ramiste
L'Étrange Noël de Mrs Cendrillon
[ Tous les concerts ]
|
Ils étaient les meilleurs – et Nerone le premier d’entre eux –, fine fleur de cette génération dans laquelle il avait placé tous ses espoirs. Jusqu’à ce jour, fatidique peut-être, où face à ses élèves, cet homme s’effondre, confronté à l’impasse de sa philosophie – c’est Poppée, déjà , qui lui porte le coup de grâce.
Témoin de la collaboration de Krzysztof Warlikowski avec l’écrivain Jonathan Littell, la séquence parlée qui ouvre la nouvelle production du Couronnement de Poppée présentée au Teatro Real de Madrid inscrit l’ultime opéra de Monteverdi dans la perspective de la pensée de Ludwig Wittgenstein, auquel Sénèque emprunte la plupart de ses mots, à travers le film éponyme de Derek Jarman.
Le prologue chanté en découle, hallucination du professeur voué, depuis les humiliations subies à cause de sa couleur, à la quête de la perfection de l’âme et qui, à l’instar de Fortune et Vertu, doit s’incliner devant le pouvoir d’Amour, dans la souffrance de ses désirs (in)assouvis. Comme en réaction, mais au risque de l’aliénation, le corps reprend ses droits. C’est dans son culte que se concrétise la dictature de Néron – c’en est une autre qu’évoquent les images d’Olympia de Leni Riefenstahl.
Dans la salle de classe désertée par les étudiants évolue désormais une armée d’éphèbes, miliciens dont le lissage progressif des traits glace d’effroi – ainsi l’apparition d’Amour grimé en Michael Jackson échappe à la facilité. Et dès lors qu’en ce lieu de réminiscences passé et présent se confondent, le lynchage du mouton noir à l’arrière-plan des chants lascifs de l’empereur et de Lucain sur la dépouille de Sénèque marque la fin d’un cycle, initié par les combats du philosophe.
Érotisme, perversion, soumission, la relation de Poppée et Néron se résout – pour se dissoudre ? – dans la porosité entre les sexes – au miroir de la transexualisation d’Arnalta, qui en devenant femme accède au pouvoir –, et tend vers l’épuisement de cette génération perdue dont l’épilogue projeté durant le duo final raconte la chute tragique – immobile entre deux rangées de rameurs sur ce plateau qui avance, imperceptiblement d’abord, Octavie en est la première victime.
Sans doute la densité de la mise en scène de Krzysztof Warlikowski ne permet-elle pas d’en lever toutes les zones d’ombre dans l’immédiateté de la représentation, de même qu’il est impossible d’élucider tous les mystères de ses visions poétiques – « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence », Wittgenstein.
Et peut-être la profondeur vertigineuse de la scénographie de Malgorzata Szczesniak dilue-t-elle certaines intentions, au II notamment. À moins que certains chanteurs ne prennent pas, insuffisamment acteurs donc, la démesure de leurs personnages – l’Ottone de William Towers surtout, figure certes christique, mais dont le chant, immuablement projeté, manque désespérément de relief.
Philippe Boesmans ne lui est certes pas d’un grand secours, qui ne soustrait pas une note à ses monologues – et ne s’autorise d’ailleurs aucune coupure, hormis la scène du couronnement. Par le recours à la technique de la Klangfarbenmelodie, c’est-à -dire de l’éclatement de l’orchestre, le compositeur belge se garde de toute pesanteur symphonique, et réalise la partition au même titre que les chefs historiquement informés, en conservant la distinction entre le continuo, souvent assuré par le clavecin seul – l’« otage baroque » de sa première version créée en 1989 – et les instruments mélodiques, employés comme solistes.
L’oreille habituée aux instruments anciens est déroutée d’abord par cette mosaïque sonore, assemblage improbable, un rien systématique aussi, de timbres plus ou moins exotiques – marimba, tuba, synthétiseur… –, puis fascinée par la toile dramaturgique complexe tissée autour de rythmes habituellement soumis à la sprezzatura, cet alibi des chanteurs désinvoltes, sans jamais les figer.
Bien au contraire, les musiciens du Klangforum Wien en exaltent la vitalité percussive sous la direction théâtrale et minutieuse de Sylvain Cambreling. Si la profusion de l’univers référentiel de Philippe Boesmans freine parfois le débit organique du recitar cantando, elle inscrit le langage monteverdien dans une temporalité différente, ou plutôt une intemporalité. Et donc une vocalité hors norme, qui évacue la question du style.
| | |
Une Poppée qui détonne
Bien sûr, Nadja Michael détonne, et jusqu’aux limites du supportable. Mais elle est Poppea, incarnation troublante comme un baiser de sang. Ces voluptés anguleuses que dessine une silhouette tour à tour suggérée et dénudée, sont à l’exacte image d’une voix agressive souvent, affutée pour une déclamation vénéneuse, et qui soudain enveloppe sa proie de toute son épaisseur brûlante – osons dire poisseuse – et rétive à l’allègement.
Nul ne lui résiste d’ailleurs, pas même Seneca, que Willard White, malgré les inégalités d’un timbre que le passage des ans rend toujours plus rocailleux, nimbe d’une aura bouleversante. Et quel couple éperdu elle forme avec Charles Castronovo, Nerone d’une rectitude vocale absolue dans ses éclats même, ténor au bronze malléable, d’un lyrisme concentré, et le regard imperturbable sur la voie de la folie qui le ronge.
D’emblée, le métal rongé de Maria Riccarda Wesseling découvre les plaies d’Ottavia, ciselant les mots dans le chaos d’un vibrato infiniment modulé, jusqu’à la nudité d’un adieu à Rome lesté d’un cri conclusif. Sa Nourrice chante la décrépitude avec les beaux restes de Jadwiga Rappé, quand José Manuel Zapata n’ose, ou ne maîtrise pas assez la voix mixte pour la berceuse d’Arnalta, chargé du fardeau de sa condition – se rinascessi un dì, vorrei nascer matrona et morir servo…
D’un beau trio de divinités, où Elena Tsallagova et Lyubov Petrova valent mieux, en présence et en souplesse sinon en pure qualité de timbre, que la Drusilla indifférente d’Ekaterina Siurina, se détache l’Amore du contre-ténor congolais Serge Kakudji, corps d’homme et visage d’enfant, figure clé, inclassable de ce Poppea e Nerone envoûtant.
| | |
|
Teatro Real, Madrid Le 21/06/2012 Mehdi MAHDAVI |
| Création de Poppea e Nerone, nouvelle orchestration par Philippe Boesmans du Couronnement de Poppée de Monteverdi, dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski et sous la direction de Sylvain Cambreling au Teatro Real de Madrid. | Claudio Monteverdi (1567-1643)
Philippe Boesmans (*1936)
Poppea e Nerone (L’incoronazione di Poppea), dramma in musica en un prologue et trois actes (1642)
Livret de Giovanni Francesco Busenello, d’après le livre XIV des Annales de Tacite
Klangforum Wien
direction : Sylvain Cambreling
mise en scène : Krzysztof Warlikowski
décors et costumes : Malgorzata Szczesniak
Ă©clairages : Felice Ross
chorégraphie : Claude Bardouil
vidéo : Denis Guéguin
dramaturgie : Ian Burton
collaborateur spécial : Jonathan Littell
Avec :
Nadja Michael (Poppea), Charles Castronovo (Nerone), Maria Riccarda Wesseling (Ottavia), William Towers (Ottone), Willard White (Seneca), Ekatarina Siurina (Drusilla), Lyubov Petrova (Virtù, Pallas), Elena Tsallagova (Fortuna, Damigella), Serge Kakudji (Amore), Isaac Galán (Mercurio, Littore, Famigliare), Hannah Esther Minutillo (Valletto), Jadwiga Rappé (Nutrice), José Manuel Zapata (Arnalta), Juan Francisco Gatell (Lucano, Liberto), Gerardo López, Antonio Lozano (Famigliari, Soldati). | |
| |
| | |
|