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CRITIQUES DE CONCERTS |
21 décembre 2024 |
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Reprise du Vaisseau fantôme de Wagner dans la mise en scène de Jan Philipp Gloger et sous la direction de Christian Thielemann au festival de Bayreuth 2013.
Bayreuth 2013 (5) :
La rédemption sans l’amour
Si Wagner est le père de l’opéra moderne, l’équilibre demeure délicat pour ne pas perdre de vue la composante romantique de son œuvre. Particulièrement dans le Vaisseau, où la construction philosophique de la maturité ne fait que poindre. Un écueil qui limite le succès de l’approche intéressante de Jan Philipp Gloger à Bayreuth.
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La révolution esthétique wagnérienne, on le sait, repose sur la nature philosophique de ses œuvres : à l’opposé de l’ancienne théorie des passions, elles renouent avec le rôle éducatif de la tragédie grecque, et visent par leur contenu à l’édification de l’homme libre de l’avenir.
Jan Philipp Gloger connaît cela par cœur, et propose une lecture conceptuelle basée sur le constat – wagnérien s’il en est – du matérialisme de la société. Là où tous les rapports humains sont dominés par l’argent, il ne reste guère de place pour l’épanouissement des individus.
Cette approche fonctionne dans une certaine mesure : la société mercantile dans laquelle évolue une Senta bovaryste trouve un écho évident dans la richesse du Hollandais, seul trésor qui lui reste à l’heure de son errance, et plonge d’emblée les deux personnages dans une relation privilégiée, un intérêt mutuel à s’aimer, l’une pour s’échapper d’un monde étouffant, l’autre pour atteindre la rédemption.
Cette production utopiste fait mouche tant qu’il s’agit de cet aspect social, et la monumentale matrice informatique qui fait le fond de la scénographie – et où le Daland parvenu et mesquin de Franz-Josef Selig, exécrable de fatuité et de médiocrité, flanqué du Steuermann golden boy zélé et obséquieux du très en voix Benjamin Bruns vont littéralement à la pêche aux idées dans leur barque – trouve une concrétisation misérable dans le nouveau modèle de ventilateur fêté comme le messie par une société de consommation en panne de spiritualité.
En détournant les fournitures pour fabriquer autre chose, Senta essaie de briser le cadre et de s’affranchir d’un univers suffocant. Avec la peinture noire, elle crée des formes artistiques qui répondent aux stigmates noirs du crâne du Hollandais et de son équipage ; rien d’étonnant alors à ce qu’ils se reconnaissent dans un duo d’ombres projetées, tant leur rencontre est épurée à ce que sa trame a de libérateur et d’utilitaire.
C’est là malheureusement que s’essouffle cette approche intellectuelle : comme la tragédie grecque, c’est par la catharsis que le spectateur atteint au message, de même que chez Platon le beau mène au vrai. Et Wagner, d’ailleurs très utopiste dans son approche des questions sociales, reste dans sa musique à la croisée du romantisme et de la modernité.
Alors faire l’impasse sur l’enjeu affectif, sur l’implication sentimentale entre Senta et le Hollandais, c’est très fort du point de vue conceptuel – on rejoint les serments formels sur le sang de Götterdämmerung, et la question centrale de Lohengrin, « peux-tu m’accorder une confiance aveugle par un pur geste de foi ? » – mais cela vide l’opéra d’une partie conséquente de sa charge émotionnelle.
C’est d’autant plus discutable que Thielemann se fait plaisir sans véritable métaphysique dans la fosse : sa lecture opulente s’est faite épaisse, d’une rythmique négligente et d’attaques sales, laissant s’éparpiller des chœurs par ailleurs excellents, obligeant les voix les plus courtes du plateau à oublier le texte pour passer des cuivres massifs et une pâte toujours un peu grasse – mais au moins avec de l’engagement.
Samuel Youn lutte quelque peu face à un orchestre décomplexé, mais avec un timbre noir et une certaine allure dramatique, bien que la déclamation reste sans grand relief. On imaginait une incarnation plus caractérisée dans l’optique du metteur en scène, un Hollandais soit plus brutal, soit plus diseur.
De même, Ricarda Merbeth campe un personnage au final peu empathique : le timbre jeune, mais parfois clinquant ou pointu, et le vibrato expressif mais vite encombrant, instillent une dureté, une froideur à sa Senta étrangère au monde mercantile où elle vit mais comme dépassionnée.
En scène dès le début du duo avec l’Erik irréprochable de Tomislav Mužek, rayon de soleil vocal, bien que conçu sans grand charme avec son stylo à colle et sa chemise à carreaux, le Hollandais n’est ni surpris ni déçu par la trahison de Senta : avaient-ils jamais cru l’un en l’autre ?
Et c’est tout naturellement la société consumériste qu’ils avaient essayé de mettre à bas qui aura le dernier mot, recyclant leurs amours malheureuses en une triviale lampe de chevet à l’effigie du couple. Another success story ?
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