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CRITIQUES DE CONCERTS |
21 décembre 2024 |
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Reprise de Lucia di Lammermoor de Donizetti dans la mise en scène d’Andrei Serban sous la direction de Maurizio Benini à l'Opéra de Paris.
Jouissance sadique
L’une est une artiste confirmée, revenant à un rôle qu’elle a marqué de son incandescente fragilité, l’autre une jeune chanteuse surdouée, à la carrière en plein essor. Tout oppose Patrizia Ciofi et Sonya Yoncheva, que l’Opéra de Paris confronte dans cette reprise de Lucia di Lammermoor. Si la comparaison paraît vaine, le triomphe de la première est celui de l’émotion.
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Créée en 1995, la mise en scène de Lucia di Lammermoor par Andrei Serban était alors de celles qui dépassent sciemment les bornes de la bienséance. Pouvait-on décemment imposer à une diva de l’envergure de June Anderson des acrobaties issues de l’esprit dérangé d’un homme de théâtre, qui pour se rendre coupable de tels sacrilèges devait ne pas aimer la musique ?
Et pour ne rien arranger, le décor, d’une laideur forcément innommable, entretenait un décalage constant avec les didascalies. Au point que l’authentique amateur d’acrobaties vocales, qui aurait mieux fait de s’en tenir à son principe d’écouter les yeux fermés, réclama la tête du misérable iconoclaste… Dix-huit ans et quelques reprises plus tard, ce type de (re)lecture est passé dans les mœurs lyriques, et nul ne s’en offusque plus – du moins à la troisième et à la quatrième représentations. Il faut s’en réjouir dès lors que le propos concentré et efficient de Serban montre le processus qui conduit l’héroïne de Donizetti à la folie avec une terrible acuité.
Le monde dans lequel aspire à vivre la Fiancée de Lammermoor de Walter Scott est celui des « vieilles légendes chevaleresques, qui offrent de si brillants exemples de dévouement sans bornes et d’affection inaltérable. » Et quand Edgardo, qui a pour seul défaut d’être l’ennemi de la famille, abat le taureau qui l’attaquait, Lucia voit son rêve devenir réalité. Celle-là même qui se heurte à la brutalité, la vulgarité même de cet univers masculin qui la sacrifie à ses intérêts. Et pour que nous jouissions, sadiques, de la sublimation de sa démence par l’art de la colorature.
C’est pour cette seule raison d’ailleurs – et non pour mesurer la pérennité des audaces plus ou moins provocatrices du metteur en scène – que nous y revenons. Qui plus est lorsque l’Opéra de Paris affiche une double distribution dont les couples s’équilibrent à un très haut niveau de belcantisme. Car si le premier domine, c’est par l’intensité de l’émotion qu’il communique.
Après l’avoir délaissée pendant six ans, Patrizia Ciofi retrouve Lucia et y brûle d’un feu nourri des hauts et des bas de leur longue histoire commune. Puisant des ressources vocales inattendues dans la fragilité même de son timbre écorché, la soprano italienne transcende un instrument parfois au bord de la rupture pour mieux vaincre l’acoustique impitoyable de la Bastille, qui réserve à cette grande artiste l’un de ses plus beaux triomphes.
Entraîné sans doute par la sincérité de sa partenaire, Vittorio Grigolo met son exhibitionnisme de latin lover patenté au service d’une incarnation athlétique, dont l’éclat zénithal sait se parer des ombres d’une palette de nuances poussées jusqu’au murmure. Ce chant impulsif peut n’être pas du goût de certains puristes – qui n’ont d’ailleurs pas tort de se méfier des stars marketées à grands coups de crossover –, et ceux-ci auront tôt fait de pointer une réelle prudence dans l’aigu, qu’Edgardo sollicite en vérité assez peu. Mais comment résister au panache de ce ténor melliflu ?
Sur le plan de la projection, Michael Fabiano n’a certainement rien à lui envier, et son Edgardo moins immédiatement séduisant peut-être, d’un héroïsme plus uniment ténébreux aussi, impressionne par la sensibilité d’un phrasé rigoureusement contrôlé. Tous les espoirs n’en étaient pas moins tournés vers Sonya Yoncheva, qui déploie ses galbes épanouis avec un naturel et une agilité souvent renversants. Mais il est d’autant plus inutile de chercher chez cette Lucia la fêlure de sa devancière que l’instinct dramatique et musical de la jeune soprano semble la porter vers ces héroïnes au caractère moins frêle auxquelles sa voix la prédestine, pourvu qu’elle ne s’y consume pas trop vite.
Car il est un point de non retour, dont l’Enrico de Ludovic Tézier fait ici l’expérience. Évoluant tout naturellement vers le baryton Verdi, le Français semble désormais privilégier la noirceur à la souplesse, sans pour autant sacrifier une ligne toujours altière et imposante. Ashton tenu mais anonyme de la deuxième distribution, George Petean n’en paraît que plus pâle malgré la facilité de l’aigu. Orlin Anastassov, enfin, se trompe de répertoire, dont le Raimondo manque plus d’une fois d’avaler sa belle grosse voix de basse bulgare.
Quant à l’orchestre, c’est à ses solistes qu’il doit de se distinguer – à la harpe et à la flûte surtout, qui ont, l’une au I, l’autre au III, le privilège d’un tête-à -tête avec le rôle-titre. Suspensions poétiques dont profite la baguette de Maurizio Benini, qui mène la soirée tambour battant. Tirant ainsi la partition vers le jeune Verdi – ce qui n’est nécessairement un tort –, le chef italien refuse toute complaisance envers les chanteurs – ce qui l’est encore moins.
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