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CRITIQUES DE CONCERTS |
21 décembre 2024 |
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La Mort de Tintagiles de Maeterlinck dans une mise en scène de Denis Podalydès et une mise en musique de Christophe Coin et Garth Knox au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris.
Noir c’est noir
Expérience sans concession que cette très noire Mort de Tintagiles de Maurice Maeterlinck, augmentée par Denis Podalydès d’un prologue lapidaire d’après les fragments de Pour un tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé. La proposition musicale compilée par Christophe Coin et Garth Knox souligne avec cohérence et originalité le pouvoir évocateur d’un texte exceptionnel.
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On sait les innombrables difficultés soulevées par le théâtre de Maeterlinck, le Prix Nobel de littérature de 1911 n’ayant jamais caché sa méfiance envers les acteurs et leur tendance à faire un masque entre les personnages et le public. L’apparente naïveté du texte, la désarticulation d’un dialogue inopérant, les dispositifs scéniques extrêmes, la nuit omniprésente, et jusqu’à la brièveté des œuvres, tout semble plaider pour un théâtre dévolu soit à la lecture, soit à la représentation symbolique (ombres ou marionnettes).
Le très polyvalent Denis Podalydès s’empare avec humanisme et sensibilité d’une de ses pièces les plus minimalistes, la Mort de Tintagiles, dont l’action n’est autre que la trame décharnée de quasiment tout son théâtre – la Princesse Maleine en particulier. Étalée sur cinq actes effroyablement progressifs, elle dessine une révolte impuissante et aveugle contre la mort inéluctable du frère aimé dans les ténèbres.
Et assurément les ténèbres ne manquent pas dans ce spectacle presque constamment aux confins de l’obscurité, où le choix d’amplifier des voix souvent murmurées répond sans doute, en créant une atmosphère calfeutrée et sourde absolument oppressante, à l’un des défis du théâtre de l’auteur belge auquel la technologie apporte une issue inattendue. Sur un plateau désespérément vide – à l’exception parfois de quelques objets épars autour d’un tisonnier et d’un broc perdus dans la nuit – ne planent qu’un mystère fantomatique et une lumière fuyante.
L’épaisseur du mystère, qui est toujours le personnage principal chez Maeterlinck, est ici sublimée par une abondante et étonnante partie musicale imaginée par Christophe Coin et Garth Knox, dans un éclectisme rendu presque imperceptible par les variations subtiles d’un instrumentarium constitué autour des cordes sympathiques. Harpe éolienne, viole d’amour, alto d’amour, violoncelle d’amour, nyckelharpa, basse de baryton et dessus de baryton alternent et se superposent en des textures sonores toujours changeantes et toujours identiques, comme une variation perpétuelle sur place.
Les œuvres choisies, collage improbable allant de la Renaissance (Hume) au contemporain (Berio, Kurtag) en passant par le début du XXe siècle (Bartók, Satie), le traditionnel et l’improvisation, semblent se désagréger dans un paysage sonore morne et intemporel auquel Podalydès a intelligemment dévolu un rôle essentiel – celui du théâtre musical comme il l’écrit lui-même dans ses notes d’intention. Le bon vieillard Aglovale est d’ailleurs tenu avec simplicité par Garth Knox lui-même, armé pour toute épée de son instrument de musique.
L’ajout en prologue de ces fragments Pour un tombeau d’Anatole de Mallarmé campe un décor sinistre et douloureux : ces esquisses pour un poème ou un drame à la mémoire de son fils de huit ans mort d’une longue maladie, effort pour « lui assurer une improbable et seconde vie, vie plus pure », affirment tout de suite la tonalité tragique et sans espoir de Tintagiles, l’enfant incarné par une marionnette blafarde manipulée le plus souvent par Bellangère, à laquelle un Adrien Gamba Gontard errant sur le plateau prête une étrange voix juvénile, d’un calme angoissant et dont on ne sait jamais très bien d’où elle va venir.
Ses deux sœurs, échappées – ou pas encore captives – du Château de Barbe-Bleue, l’Ygraine onirique de Leslie Menu, la Bellangère tétanisée de Clara Noël, sont deux propositions très fortes de la même détresse : la révolte positive et la terreur passive face à ce qu’on ne comprend pas. Ce sont les sœurs de Mélisande, deux visages de l’éternel féminin dans ce théâtre d’ombres où les personnages pleurent sans savoir pourquoi.
Il y a une reine. On ne sait comment elle agit, mais elle est malfaisante. Sa tour n’a pas de portes, personne ne la voit jamais, et pourtant elle va prendre Tintagiles. On ne saura ni comment ni pourquoi. On entendra seulement dans une insoutenable scène d’obscurité les servantes s’approcher derrière la porte. Puis quelques longs cris, une lampe qui s’éteint, le noir partout, une image cauchemardesque d’Ygraine égarée accrochée au plafond, Tintagiles qui appelle au secours dans les ténèbres.
Dans ce théâtre désarticulé, comme si les sœurs démentes essayaient elles-mêmes de faire (re)vivre la marionnette de leur jeune frère, le vieux vielleux (du Voyage d’hiver ?) se prend pour un chevalier, et les déshérités rejouent dans l’obscurité d’un château imaginaire le mystère de l’horreur de la mort d’un enfant aimé. On touche aux enjeux profonds du théâtre de Maeterlinck : l’indicible est et ne s’explique pas. Le subjectif et l’objectif se confondent. Une effroyable merveille.
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