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CRITIQUES DE CONCERTS |
21 décembre 2024 |
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Première à l’Opéra Comique, Paris, de Kein Licht. (2011/2012/2017) de Philippe Manoury dans une mise en scène de Nicolas Stemann et sous la direction de Julien Leroy.
Les années nucléaire
Moment éloquent de Regietheater dans l’écrin délicat de la salle Favart, l’œuvre de théâtre musical de Philippe Manoury et Nicolas Stemann inspirée par trois textes d’Elfriede Jelinek, Kein Licht. (2011/2012/2017) surfe sur la vague de Fukushima en une réflexion absurde, ouverte, au bord de l’abîme, sur l’avenir de l’humanité privée de lumière. Obscur et lumineux.
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On lira sans doute bien des avis péremptoires sur les représentations d’une œuvre qui réunit les tics les plus agaçants du Regietheater, dont une scénographie flashy, un texte tournant en rond, des personnages qui ne sont personne, des costumes allant jusqu’aux Télétubbies, des hommes en robe de soirée, et même un improbable duo de chien (elle s’appelle Cheeky) avec une trompette bouchée.
Et il faut admettre en effet que le « Thinkspiel » puise dans un fonds bien connu d’images et de ressorts, la rupture, l’absence de quatrième mur, l’absurde, parfois la grandiloquence, avec un style visuel résolument daté. D’ailleurs les comédiens incarnent A et B, des musiciens ou des partenaires ou des particules élémentaires ou des consommateurs d’énergie (ou tout cela à la fois, on ne saura jamais) s’efforçant en vain de se persuader qu’ils vivent la catastrophe de Fukushima en direct, tandis que les chanteurs représentent les victimes endeuillées et les esprits des morts.
C’est ainsi que Philippe Manoury prend au beau milieu de la musique la parole pour expliquer que la partition sonore produite en temps réel par le dispositif de l’IRCAM reproduit la réaction en chaîne du réacteur nucléaire, métaphore de la technique que seule une pénurie d’énergie pourrait stopper – quand survient le blackout du livret, au sommet de l’orgie sonore et cataclysmique de la fuite radioactive immortalisée par selfie : l’obscurité et le silence ouvrent alors sur la troisième partie de l’œuvre, d’abord éclairée à la bougie, dont le texte ne parle plus de Fukushima mais de l’élection de Donald Trump, Hello darkness, my old friend.
On pourrait détester si le spectacle se prenait au sérieux ; mais il est émaillé de gags, de péripéties, de clins d’œil, de pieds-de-nez, le tragique basculant à chaque instant dans la légèreté, voire la parodie : le début peut tout autant saisir que faire sourire, la mignonne Jack Russell hurlant à la mort pendant de longues minutes en une véritable partition modulée et concertante en contrepoint à la trompette contrastant visuellement avec cet écho des cris de la musique de Xenakis, tout droits venus d’Eschyle et du XXe siècle ensanglanté.
De la même manière, après Hans et Grete d’Allemagne qui met en scène les paradoxes de la sortie allemande du nucléaire, l’épisode funéraire bunraku (marionnettes géantes japonaises) fait sortir de son cercueil la petite centrale nucléaire animée Atomi, en larmes, mais assez désopilante. Et que dire des images finales d’A et B, envolés pour Mars, se régalant de l’explosion finale de la terre, tandis qu’on ne voit plus au plateau que les morts ?
La pièce est ainsi un immense jeu à plusieurs niveaux où la parole est en échec, une tentative dérisoire de « parler de quelque-chose qui est pire que tout, pire que le pire. » Avec humour, avec folie, mais aussi avec une atmosphère sonore extrêmement dense, faisant évoluer les voix de la parole au chant le plus sophistiqué avec toutes les étapes intermédiaires (y compris le concerto grosso de hurlements à la mort avec le chien). Les quatre solistes sont d’une impressionnante versatilité, voix fondues et timbres caméléons, virtuosité sans faille, et soutiennent d’une présence lancinante, grotesque ou brillante la performance des deux comédiens, absolument irrésistibles dans chacun de leurs excès.
La confrontation toujours très élaborée chez Manoury entre ensemble acoustique – les excellents United instruments of Lucilin, lunaires et affûtés – et traitement du signal distille une oppressante omniprésence technologique dans un monde ambigu où l’on ne sait plus ce qui est authentique. Stockhausen avait imaginé son monumental Licht comme un opéra de la perfection, positiviste et triomphant ; Kein Licht. est une réflexion sur l’impasse, bouffonne et poétique, jamais sentencieuse ou définitive ; une impasse ouverte, en quelque sorte.
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