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CRITIQUES DE CONCERTS |
21 décembre 2024 |
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Nouvelle production de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Weill dans une mise en scène de Sebastian Baumgarten et sous la direction de Fabio Luisi à l’Opéra de Zurich.
À l’épreuve du feu
C’est un lieu commun que de dénigrer les livrets de Brecht ; la production de Sebastian Baumgarten à Zurich, malgré une direction musicale épaisse, prouve au contraire combien les interrogations que soulève une œuvre comme Mahagonny sont exaltées jusque dans une mise en scène qui les escamote. N’est-ce pas là une définition d’un chef-d’œuvre ?
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Plus que sur Brecht lui-même, les attaques contre son théâtre marxiste périmé et étendard de l’ex-RDA renseignent sur l’inculture littéraire d’un milieu musical qui ne trouve rien à redire aux pires livrets à la Scribe. Osons donc un avis discordant, en rapprochant le tandem Brecht-Weill de Mozart-Da Ponte ou Strauss-Hofmannsthal, tant la cohérence de leurs regards respectifs a pu converger en une œuvre unitaire : des opéras inratables à la scène, fondés à part égale – et c’est absolument remarquable – sur le particulier et l’universel.
La production de Sebastian Baumgarten, auteur du Tannhäuser dans les fosses septiques de Bayreuth, ne fait pas exception. Pariant sur le loufoque, la légèreté, la scénographie texane pourrait, par son ancrage géographique et son goût de l’accessoire, sacrifier la dimension universelle de l’opéra, et ne devenir qu’une critique du seul consumérisme à l’américaine. Mais c’est bien la nudité du texte de Brecht, cette épure radicale où la lune de l’Alabama et les sapins noirs de l’Alaska rejoignent la forêt éternelle, d’Eichendorff à Maeterlinck, qui évite de tomber dans le fait divers.
C’est donc avec humour et irrévérence que le metteur en scène emprunte aux Indiens d’Amérique (la bande à Begbick en fuite) et aux cow-boys (la bande à Begbick à Mahagonny), à l’American way of life, à la panoplie du bûcheron en flanelle et bonnet de lapin des Alaskains, dans un rythme bien d’aujourd’hui (la poursuite en voiture à la Tarantino, les flashs météo du typhon). Au-delà d’un choix que l’on aurait aimé plus franc entre illusion théâtrale et distanciation (la boxe, le jeu physique entre les acteurs avec très peu de contact), on rit beaucoup au moment des quatre commandements : bouffer, castagner, se bourrer la gueule et baiser, les protagonistes du Liebesakt soudain frappés de maladies vénériennes galopantes.
La noirceur sous-jacente n’est pourtant pas évacuée, et culmine dans une procession finale morbide et tribale, devant un pavillon incendié et autour du cercueil d’Ackermann. Dans ce soap-opera du pauvre, où les personnages plus paumés les uns que les autres (Jenny en particulier) rejouent l’éternelle comédie de la solitude, c’est bien un effroyable nihilisme qui se raconte, sous les dehors d’une farce au bord de la piscine.
La croupe d’une étourdissante mobilité, la Leocadia Begbick de Karita Mattila cache sa cruauté sous des dehors ludiques et un total-look country rose dragée, chant plus moelleux que d’usage, épaulée par un très convaincant Christopher Purves, Dreieinigkeitsmoses filou et autoritaire, et surtout le Willy remarquable de Michael Laurenz, dont la projection et la parfaite diction de ténor de caractère classieux règnent sur le plateau.
Hagarde, gigantesque dans sa robe en vinyle violet coiffée d’une couronne de fruits, d’un timbre cendré, d’une émission accidentée mais qui ose l’abandon le plus total, Annette Dasch tire son épingle d’un rôle épineux, où les artistes uniquement lyriques sont d’ordinaire à la peine, tant pour la tessiture que pour le caractère. Son personnage fêlé (dans tous les sens du terme) réussit à être touchant jusque dans son incapacité à construire du relationnel.
Du côté des Alaskais, si on admire la présence vocale de Christopher Ventris en Paul Ackermann, on regrette sa diction approximative et son jeu scénique pataud, tandis que Ruben Drole est tout l’inverse en Alaskawolfjoe, panache et énergie physique dans une voix renfrognée ; Iain Milne et Cheyne Davidson se coulent quant à eux dans l’indifférence que Baumgarten semble avoir délibérée pour tous les personnages de cette histoire, ici jamais attachants, par une brutalité objective, efficace et sans chaleur.
Reste un chœur affichant maintes limites mais engagé, des danseurs très sollicités faisant toujours mouche, un orchestre riche d’individualités, mais hélas la baguette bien épaisse de Fabio Luisi, incapable d’alléger, de contenir le niveau sonore en dessous d’une lourdeur fatigante ; symphonique et dénervée, la musique de Weill en ressort sans le ciselé, l’abstraction, l’acuité qui y ont fait scandale. On souhaiterait entendre davantage les merveilleuses trouvailles d’une orchestration caméléon, jusque dans un duo d’amour à l’écriture aérée ici sans transparence.
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Opernhaus, ZĂĽrich Le 12/11/2017 Thomas COUBRONNE |
| Nouvelle production de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Weill dans une mise en scène de Sebastian Baumgarten et sous la direction de Fabio Luisi à l’Opéra de Zurich. | Kurt Weill (1900-1950)
Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny, opéra en trois actes (1930)
Livret de Bertolt Brecht
Chor der Oper ZĂĽrich
Philharmonia ZĂĽrich
direction : Fabio Luisi
mise en scène : Sebastian Baumgarten
décors : Barbara Ehnes
costumes : Joki Tewes & Jana Findeklee
Ă©clairages : Elfried Roller
vidéo : Chris Kondek
préparation des chœurs : Janko Kastelic
Avec :
Karita Mattila (Leokadja Begbick), Michael Laurenz (Willy), Christopher Purves (Dreieinigkeitmoses), Annette Dasch (Jenny Hill), Christopher Ventris (Paul Ackermann), Iain Milne (Jakob Schmidt), Cheyne Davidson (Heinrich), Ruben Drole (Josef), Jonathan Abernethy (Tobby Higgins). | |
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