Œuvre d’art totale, associant littérature, beaux-arts et musique, le cycle des Années de pèlerinage de Franz Liszt souffre trop souvent de morcellement dans les récitals. Dans le contexte d’années complètes, les pièces les plus connues prennent une tout autre dimension poétique. Aussi est-ce une grande joie que d’entendre un jeune pianiste se lancer dans une intégrale, même si pour des raisons de longueur de programme, le supplément à la Deuxième année (Venezia e Napoli) ainsi que la Troisième n’ont pu être présentés en ces temps de fréquentation irrégulière des salles de concert.
Nathanaël Gouin, auréolé entre autres du succès de son album Liszt macabre, dispose avec évidence des ressources nécessaires à ces pages exigeantes. Le portique des accords qui lance le cycle avec La Chapelle de Guillaume Tell établit une respiration sans à-coup, essentielle ici, tant l’ensemble des pièces demande un engagement au long cours. La virtuosité est presque invisible, même dans un Orage aux couleurs mordorées et anthracites.
Très vite, ce qui émerge du jeu, c’est le cantabile qui apparaît dès le chant du batelier Au lac de Wallenstadt. Cette qualité sert aussi les miniatures bucoliques comme Au bord d’une source et Églogue qu’il pare d’une verte ironie. La lumière que le pianiste met dans ces pages s’accompagne d’ombres, et sa Vallée d’Oberman sonne très méditative, à la limite de la lenteur. Ces lieux sonnent familiers du pianiste. Il y met le regard nostalgique de celui qui aimerait y retourner, et fait entendre de temps à autre la douleur de celui qui y a laissé une part de lui-même. Le mal du pays dépasse le cadre seul de la pièce éponyme.
L’Italie voit exploser le lyrisme, attendu dans nombre de pièces, mais le pianiste parvient aussi à faire chanter le tableau de Raphaël pour Sposalizio ou la statue de Michel-Ange pour Il Pensoroso. L’aspiration de Liszt à réunir les arts sous la bannière musicale est ici comblée. Les sonnets de Pétrarque voient le triomphe de la sonorité pleine et chaleureuse du Français, la souplesse et l’élégance de ses phrasés aussi. Cette voix qui chante est personnelle, toujours teintée de la nostalgie des mondes ou des êtres disparus.
Après une lecture de Dante laisse pantois. Dans un tempo légèrement retenu, le pianiste retrouve la lumière et l’éloquence qu’y mettait jadis Claudio Arrau, pour le triomphe d’une joie rayonnante. Au troisième rappel, Nathanaël Gouin prend la parole pour dire son regret de ne pouvoir jouer la Troisième année mais offre en bis « pour les amoureux du dernier Liszt » la pièce finale du cycle, Sursum corda. Une page au style plus abstrait jouée avec une ferveur particulière, qui fait sienne le titre « Élevons les cœurs ».
| | |