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DOSSIERS |
28 novembre 2024 |
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Chostakovitch décodé
Il a connu les époques tourmentées du nazisme et du stalinisme et il est clair que sa musique n'y fut pas indifférente, sa personnalité non plus. Difficile en effet de la décrypter tant elle s'avère complexe. Une chose paraît cependant certaine : ses réflexions et prises de position sont celles d'un homme de son temps, en proie au doute, pris en étau entre idéalisme et réalisme, dans un régime soviétique qu'il fallait apprendre à amadouer pour mieux espérer le contourner.
Cette année, le bimensuel belge Crescendo a publié le témoignage passionnant du compositeur russe Victor Kissin, né l'année de la mort de Staline. Il s'y livre au délicat exercice de la "remise en perspective" historique de Chostakovitch, l'homme comme le compositeur ; sans hésiter à relever contradictions et double langage. Point de départ de ses commentaires, une lettre de Chostakovitch à son ami Isaac Glikman. Morceaux choisis.
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Lettre à Isaac Glikman
29.12.1957, Odessa
Cher Isaac Davydovitch,
Je suis arrivé à Odessa le jour de la fête nationale des quarante ans de l'Ukraine soviétique. Ce matin, je suis sorti dans la rue. Tu comprends bien qu'on ne peut pas rester enfermé un tel jour. Malgré le temps brumeux et maussade, tout Odessa était dehors. Partout, des portraits de Max, Engels, Lénine, Staline, et aussi de Beliaev, Brejnev, Boulganine(
)
Partout, des drapeaux, des slogans, des mots d'ordre. Autour, des visages russes ukrainiens, juifs, joyeux, rayonnants. Ici et là , on entend des exclamations de salut en l'honneur du grand étendard de Marx, Engels, Lénine, Staline, ainsi qu'en l'honneur des camarades Beliaev, Brejnev, Boulganine(
)
Partout, on entend parler russe et ukrainien. Parfois, on entend des mots étrangers prononcés par des représentants de l'humanité progressiste venus à Odessa pour féliciter ses habitants le jour de leur grande fête. Je me suis promené et, incapable de contenir ma joie, je suis retourné à l'hôtel, décidé de décrire, comme je peux, la fête nationale à Odessa.
Ne me juge pas trop sévèrement.
Je t'embrasse bien fort.
Dimitri Chostakovitch
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Commentaires autour de la lettre
"Dès la troisième phrase, le double langage commence ! Chostakovitch donne ensuite la liste complète de tous ces gens qui sont dans la rue. Ce n'est pas anodin. Il parle comme un commentateur des événements officiels de l'Union soviétique alors qu'il écrit une lettre à un ami. Ensuite, il fait des reprises. C'est cela le grotesque, la méthode qu'il emploie aussi dans sa musique : celle du double langage exagéré et qui devient grotesque. Chostakovitch écrit cette lettre comme une pièce de musique avec les reprises exactes qui en font l'absurdité(
)"
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Du double langage dans la musique
"Un exemple frappant de ce double langage se rencontre par exemple dans la Septième Symphonie. Le thème de l'invasion nazie, tout à fait débile, est suivi du Cancan de la Veuve joyeuse, l'opérette préférée de Staline, que l'on jouait partout en Union soviétique."
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Vers un délicat repentir ?
"À propos de la Cinquième Symphonie, Chostakovitch disait qu'il s'agissait de l'oeuvre d'un compositeur repenti. C'était la formule obligatoire qui faisait suite à l'affaire de Lady Macbeth du district de Mzensk (
) En 1948, au Forum des compositeurs, lorsque Chostakovitch a été obligé de se repentir publiquement, il a lu un texte qu'on avait écrit pour lui, du style " Je me suis un peu perdu", et puis il a regardé vers la salle, le regard perdu dans le vide, et, faisant semblant de poursuivre la lecture, il a dit :"et en fait, je voulais sincèrement écrire une bonne musique". C'est un côté touchant de Chostakovitch
Finalement, il a inventé un système à deux étages : une oeuvre officielle et "repentie", une oeuvre vraie ; une oeuvre pour eux, une oeuvre pour lui-même. Dans les Symphonies, on le voit clairement. Staline n'était pas dupe du tout. Staline et Chostakovitch jouaient entre eux un double jeu ; de la part de Staline, c'est beaucoup plus pervers, mais beaucoup plus efficace aussi."
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Et si le départ d'Union soviétique avait été possible
"À la fin des années vingt, il voulait partir comme beaucoup d'autres l'on fait. En fait, il voulait faire une carrière de pianiste et rester à l'Ouest en tant que pianiste (
) Quand Chostakovitch a demandé à Prokofiev comment la musique russe était accueillie en Occident, ce dernier lui a répondu "très mal" et il a conseillé à Chostakovitch de ne pas quitter l'Union soviétique(
)"
Le musicien de son temps
"Chostakovitch ne faisait ni des symphonies, ni des opéras ; il faisait des romans, des chroniques dans lesquelles il fixait son propre temps, mais avec des techniques mahlériennes. Les Symphonies de Chostakovitch sont des chroniques qu'il faut lire comme des chroniques, comme la lettre à Glikman. C'est la raison pour laquelle, pour moi, le genre qui reflète de la façon la plus authentique son esprit, ce sont ses lettres(
) "
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