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ENTRETIENS |
23 novembre 2024 |
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Quand on lit les écrits de Boulez, on a parfois l'impression que le grand fil qui relie l'histoire de la musique allemande depuis Bach s'est rompu avec Webern. En tant que compositeur allemand appartenant à une génération marquée par le sérialisme, percevez-vous les choses de la même façon ?
Non, car Webern est à mon sens un compositeur très proche de Bach. Dans ma jeunesse, ils apparaissaient d'ailleurs tous deux comme les compositeurs les plus importants. Webern incarnait une expérience de constructivisme, d'architecture de la musique absolument fondamentale, que l'on trouvait déjà chez Bach. Mais plus tard j'ai découvert le romantisme, l'impressionnisme, l'expressionnisme, qui constituent à leur manière des alternatives « sensualistes » au constructivisme, dans lesquelles l'expérience de la sonorité en tant que telle est primordiale. Et la tâche de ma génération a été de combiner l'expérience sensuelle de la musique avec le constructivisme ; autrement dit, de combiner d'un côté la force de la forme, de la logique de la musique, et de l'autre côté l'intensité sensuelle et psychique. De ce point de vue, j'ai été particulièrement intéressé par Messiaen, qui, pour moi, combine ces deux tendances. Et contrairement à Boulez, je suis de plus en plus attaché au constructivisme, sans perdre de vue la sensualité de la perception. D'ailleurs, ce dernier aspect était déjà présent chez Bach et Webern, même si ma génération l'avait un peu négligé, car après-guerre il fallait d'abord se concentrer sur l'aspect architectural. |
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Votre passage à Lyon est marqué par l'exécution de votre récent concerto pour violoncelle, Bardo, terme tibétain qui désigne l'état intermédiaire entre la mort et la renaissance. Ce n'est pas le premier ouvrage que vous écrivez en rapport avec l'Orient.
Je suis allé pour la première fois au Japon en 1972, à l'occasion d'une tournée avec la Philharmonie de Munich. La découverte du Japon ancien, celui du zen, a été pour moi un véritable choc ; j'ai alors compris que nous, européens, avions oublié toute la valeur de la spiritualité. Depuis, je cherche à comprendre ce qu'est la spiritualité dans l'art. Je cherche dans la musique une région de spiritualité sans paroles, car j'ai appris de la philosophie zen qu'il n'est pas nécessaire de donner des mots. J'ai également découvert des compositeurs dont les recherches vont dans ce sens : Messiaen, Scelsi, Feldman ou Zimmermann, à sa manière. |
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Vous évoquez Feldman et Scelsi. Or, ces deux compositeurs ont une relation au temps qui est remarquable : leur temps, influencé par l'Orient, est suspendu, contemplatif, alors que le temps de la tradition beethovénienne, que l'on retrouve chez Mahler, est plutôt téléologique et dramatique. Vous avez des affinités particulières en tant que compositeur et interprète avec Schubert et Bruckner, compositeurs chez qui l'on trouve une sensation différente du temps.
Tout à fait. Le temps beethovénien répond à une pensée dialectique ; Schubert, lui, a une autre manière de développer le temps musical, plus proche de la tradition mystique de Schelling. Quant à Bruckner, il développe également le temps d'une autre façon. La figure de Webern aussi est intéressante, difficile à analyser car appartenant à la tradition de Beethoven via Schoenberg, tout en entretenant une certaine connexion avec la ligne de Bruckner et Schubert. Je crois que pour vraiment comprendre Webern, on doit prendre en compte ces deux aspects. |
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La 3e symphonie que vous dirigez à Lyon est l'une des oeuvres de Bruckner qui a connu les révisions les plus radicales entre ses différentes moutures. Pour quelle version avez-vous opté, et pour quelles raisons ?
Pour moi, les deuxième et troisième versions constituent seulement des ruines de cette oeuvre, parce que Bruckner a pensé sa première version comme un prototype. La première version de la 3e symphonie contient déjà le concept de toutes les symphonies de la maturité : il s'agit du premier grand Bruckner. Les versions de 1877 et de 1889 sont trop courtes ; Bruckner a opéré beaucoup de coupures et de compromis rythmiques, formels et d'instrumentation. De manière générale, l'écriture de Bruckner m'intéresse beaucoup, particulièrement ses répétitions et ses symétries : chez Beethoven, la perception commence sur un certain plan et le matériau musical devient de plus en plus conscient ; Bruckner, lui, utilise d'abord le matériau dans la région consciente du psychisme, mais le fait ensuite descendre en spirale dans les profondeurs pour atteindre la région subconsciente. Le public est submergé quand il entend toutes ces répétitions dans une symphonie. Et je pense que cette résurgence de Bruckner à notre époque correspond à un besoin d'équilibre de l'homme moderne, qui recherche comme une compensation par rapport à la dialectique musicale de la tradition beethovénienne, pour lui permettre d'explorer et de développer cette autre région de notre psychisme. |
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Vous avez écrit : « J'ai passé la moitié de ma vie à rechercher, dans mon interprétation, la fidélité maximale au texte, pour reconnaître aujourd'hui qu'une interprétation fidèle à l'original ne peut exister. [
] Toute écriture est d'abord une incitation à l'action et non pas une description de sons. » Cette quête de la fidélité maximale au texte se retrouve chez tous les compositeurs-interprètes. Cela implique-t-il que lorsque vous composez, vous avez une interprétation « idéale » en tête ?
Oui naturellement, mais mon expérience de chef m'a démontré qu'il n'est pas possible de donner une interprétation absolument juste de cette représentation « idéale ». Et j'ai fait cette expérience en tant qu'interprète de mes propres oeuvres : après quelques années, je choisis des tempi totalement différents, je réalise en tant qu'interprète des choses auxquelles je n'avais pas pensé lors de la conception. Il s'agit d'être créatif et sérieux dans le même temps ; en somme, une balance entre la fidélité et la spontanéité de l'interprète : on doit trouver toujours du nouveau. La spontanéité de l'interprète se focalise sur l'événement musical et la musique a la possibilité de toujours se recréer. Le risque est bien sûr de donner une interprétation qui soit en dessous du texte, mais en même temps il est possible d'en découvrir de nouveaux aspects. |
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Votre troisième opéra sera créé au mois de juin à Berlin. On a souvent dit que l'opéra était un genre dépassé. À cet égard, de nombreuses expérimentations ont eu lieu dans les livrets afin d'en bouleverser la narration. Comment vous situez-vous par rapport à cela ?
S'il m'est impossible d'écrire un opéra avec les livrets du XIXe siècle, il n'en demeure pas moins qu'un opéra sans sujet n'est pas un opéra ! De mon point de vue, Prometeo de Nono n'est pas un opéra. Pour créer une situation dramatique, il est nécessaire d'avoir des sujets sur la scène ; pas nécessairement une intrigue, mais au moins des individus avec leur propre vécu. Dans mes trois opéras, j'ai pris ainsi le parti de faire une sorte de critique : Stephen Climax est une critique de notre idée de la métaphysique, sur laquelle fonctionne la tradition occidentale ; Don Quichotte une critique de notre rationalisme d'occident ; quant à mon dernier opéra, Chief Joseph, il est organisé autour de trois axes : la critique de la violence, du capitalisme et de la destruction de la nature. |
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Comment percevez-vous les différentes générations de compositeurs allemands contemporains ? Y a-t-il un lien entre elles ?
Notre génération – celle de Lachenmann et moi-même – a souffert des grandes figures d'après-guerre, incarnées par Stockhausen, Boulez et Nono, qui connaissaient un succès fantastique. Après le vide de la guerre, ils incarnaient une grande renaissance. Pour nous qui arrivions après eux, il était difficile de trouver une position individuelle et caractéristique qui soit en même temps une continuation et une radicalisation. Nous avons tous eu le même problème face au sérialisme, mais chacun d'entre nous a suivi son propre chemin. À mon sens, notre génération a tenté de répondre au sérialisme de trois manières différentes. Lachenmann a questionné la matière sonore en détruisant le son pour développer un traitement artificiel et très fascinant des « couleurs-bruit ». Pour ma part, je n'ai pas cherché à détruire mais à différencier les sonorités, c'est-à -dire sortir des douze sons pour entrer dans la micro-tonalité. Il s'agit d'une tout autre optique que celle de Lachenmann, proche des spectraux, mais développée de manière différente – plus polyphonique et utilisant soixante-douze hauteurs par octave en une construction conséquente et marquant toujours un cheminement harmonique. La troisième réponse est à mon sens illustrée par l'école de Klaus Huber (et Ferneyhough), qui crée une construction au fond linéal – une sorte de « pensée polyphonique chaotique ». Quant aux générations les plus jeunes, vous pouvez y trouver une situation très contrastée et pas du tout claire : nouveau romantisme, nouvel expressionnisme, classicisme, minimalisme
Mais si je regarde mes propres élèves – par exemple Isabel Mundry ou Hanspeter Kyburz – je suis sûr que les meilleurs des jeunes compositeurs utilisent les moyens musicaux avec trop de conscience et d'intelligence pour tomber dans le piège de l'indifférence. |
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