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ENTRETIENS 22 décembre 2024

Heinz Holliger, musicien protéiforme (1)
© Bruno Amsellem

Personnalité incontournable de la musique contemporaine, Heinz Holliger est également un éminent hautboïste et chef d'orchestre. À l'occasion d'un concert à l'Auditorium de Lyon, il nous explique sa manière de diriger ses compositeurs classiques et romantiques favoris face à d'autres écoles.
 

Le 28/06/2005
Propos recueillis par Benjamin GRENARD
 



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  • Vous venez diriger l'Orchestre national de Lyon dans un programme Mozart et Beethoven. Ce répertoire, après avoir longtemps été interprété de manière romantique, est aujourd'hui le pain quotidien des baroqueux.

    Pour moi, la difficulté principale avec les baroqueux, c'est que très peu d'entre eux ont un véritable métier de chef, alors que c'est indispensable pour communiquer. Le manque de métier peut passer quand on dirige un orchestre que l'on connaît bien, mais sinon cela pose inévitablement problème. En revanche, il est évident que les instruments du XXe siècle ne sonnent plus du tout comme les instruments du début du XIXe : ils n'ont pas les mêmes volumes, aujourd'hui les cors ne peuvent plus cuivrer sans jouer fortissimo, les sonorités sont plus épaisses. On a essayé de contrecarrer ces données naturelles en ajoutant des cordes, puis il a fallu doubler les vents pour rétablir l'équilibre et du coup les rapports sont devenus complètement faux. On en est même venu à penser que les indications métronomiques de Schumann et Beethoven étaient complètement fantaisistes, mais c'est parce que l'orchestre est devenu trop lourd et que l'on ne peut plus jouer aussi vite que les compositeurs l'avaient prescrit. Avec un petit effectif, une bonne technique pour mettre en valeur les bonnes notes, des cors, trompettes et timbales à l'ancienne, on trouve immédiatement la sonorité et le volume adéquats. Et finalement, les fortissimi deviennent bien plus marquants parce que l'on peut réaliser aussi des pianissimi très ténus.

     

    Vous admettez donc reprendre certaines techniques des baroqueux.

    Je ne reprends rien. Je connais la musique baroque depuis cinquante ans. Les baroqueux m'ont très peu influencé, et j'ai toujours opté par exemple pour des timbales anciennes, bien avant que le terme de baroqueux ne voie le jour. Quand j'ai commencé ma carrière, le niveau de l'interprétation historique était très bas. Les instruments à vent sonnaient horriblement faux, c'était insupportable. Les musiciens qui s'engageaient dans cette voie étaient souvent des instrumentistes ratés. Aujourd'hui, la situation est différente. Beaucoup de musiciens débutent leur formation avec les instruments anciens et le niveau d'ensemble s'est considérablement élevé. Je dois même dire qu'à l'heure actuelle beaucoup d'orchestres historiques jouent plus justes que les orchestres symphoniques traditionnels.

     

    Avez-vous déjà dirigé des formations historiques ?

    Oui, et je dirigerai l'Orchestre des Champs-Elysées la saison prochaine. Mais je préfère de loin travailler avec des orchestres mixtes. Je ne me situe pas du tout dans le même esprit que les baroqueux. Je suis moi-même compositeur et je serais vraiment vexé à mort si je savais que dans deux cents ans, on jouait ma musique de la même manière que maintenant. C'est vraiment la pire des pensées pour un compositeur. Que l'on mesure les progrès accomplis dans l'interprétation de Wozzeck ou dans les concertos pour piano de Bartók. L'interprétation du Premier concerto à l'époque de sa création, dans les années 1920, était une catastrophe.

     

    Boulez aussi pense que l'on joue actuellement beaucoup mieux son Marteau sans maître qu'il y a quarante ans.

    Oui, c'est évident. Autrefois, il n'y avait pas de flûte alto qui jouait juste, et pour interpréter le Marteau sans maître, les techniques contemporaines de la guitare sont indispensables. L'écriture de Boulez est sans merci pour les instruments ; il les traite comme des matériaux complètement neutres ; il écrit des doigtés difficiles pour la guitare, ainsi que des changements de cordes épineux pour l'alto. En écoutant le premier enregistrement du Marteau sans maître, on se rend compte aussi que Boulez lui-même a complètement changé : il prend aujourd'hui des tempi beaucoup plus souples et détendus.

     

    On a souvent rapproché votre conception du style classique de celle de Sándor Végh.

    Végh était une de mes idoles. J'ai beaucoup entendu sa musique et il habitait à trois cents mètres de chez moi. Il m'a beaucoup influencé, mais de manière ponctuelle. Au fond, il ne savait pas diriger : il puisait sa gestique moins dans une véritable technique que dans son inspiration du moment. Pour l'interprétation du répertoire classique, je ne peux pas dire qu'il m'ait vraiment influencé. Nous n'étions d'ailleurs pas du tout d'accord sur plusieurs points : il avait une conception particulière de l'intonation des sensibles et des tierces majeures, qu'il faisait jouer beaucoup trop haut à mon goût. Cela dit, Végh m'a beaucoup influencé sur d'autres points. Mon professeur de composition, Sándor Veress, était l'un des amis les plus intimes de Végh : ils jouaient beaucoup de musique ensemble et Veress lui a dédié des ouvrages. C'était mon univers et la musique hongroise est par conséquent quelque chose de naturel pour moi.

     

    Schumann est le compositeur que vous admirez le plus. On a pourtant beaucoup critiqué son orchestration. Le violoncelliste Gaspar Cassadó faisait doubler dans le Concerto pour violoncelle les pizz du deuxième mouvement qu'il jugeait trop secs par des harpes. Même Rostropovitch qui adore cette oeuvre en a commandé une réorchestration à Chostakovitch.

    Pour moi, Chostakovitch est un immense compositeur, mais sa réorchestration de ce concerto est une horreur. Schumann n'a besoin de personne pour lui enseigner l'orchestration. Quant à Cassado, il a réalisé pour le violoncelle des transcriptions des Concertos pour cor de Mozart tout à fait douteuses. Chacun a le droit de corriger le génie, s'il pense être un génie encore plus grand. Mais pour ma part, il n'y a pas de plus grand génie que Schumann. Et pour revenir à l'orchestration, il faut bien penser que Schumann n'a jamais entendu un orchestre avec plus de dix violons. On a joué pendant longtemps ses symphonies avec un très grand effectif, des vents doublés, des sons tout droits qui ne se dégageaient pas de la matière sonore. Cela sonnait trop épais, car il y a déjà beaucoup de doublures dans l'écriture.

    En outre, il faut considérer que Schumann est beaucoup moins précis dans sa notation que Mahler, lequel marque scrupuleusement pour chaque musicien ce qu'il doit faire. Schumann préconise une notation acoustique, non pratique. Pour enchaîner une phrase à l'autre, il ne note pas que certains musiciens doivent faire un crescendo pendant que d'autres font un diminuendo. L'instrumentiste doit tout sentir de lui-même : où l'on se situe dans l'harmonie, si telle note est importante pour la modulation. Cela nécessite beaucoup plus de temps de travail : il est plus facile de lire à vue ou de diriger une partition de Mahler qu'une symphonie de Schumann. Par ailleurs, ce dernier fait souvent doubler la mélodie par des trémolos dont il convient d'appuyer certaines notes de manière à coller avec elle. Au fond, cela est proche du jeu inégal des baroqueux.

    Nous avons donné ici même à l'auditorium de Lyon le Concerto pour violon, dont on dit beaucoup de mal. Il s'agit pourtant d'une des pièces les plus merveilleuses de l'histoire de la musique et pour rien au monde je ne toucherais à son orchestration. Dans la recherche des couleurs, il y a chez Schumann de véritables merveilles, comme l'invocation de la fée des Alpes dans Manfred, avec les violons et ce do# de harpe en harmonique, qui sonne exactement comme une cloche. Ce type de sonorité vaut largement les plus grandes trouvailles coloristes d'un Mendelssohn ou d'un Debussy.

     

    Philippe Herreweghe, avec son Orchestre des Champs-Elysées que vous dirigerez l'an prochain, a beaucoup défendu Schumann.

    Je n'ai hélas jamais entendu Herreweghe dans Schumann. Mais j'ai beaucoup aimé son approche de César Franck, qu'on joue trop souvent de manière lourde et grasse. Sa vision de la Création de Haydn m'a également beaucoup plu, en particulier son travail sur les choeurs. C'est un musicien très intéressant, même s'il faut éviter de le regarder diriger car sa technique de chef est absolument nulle.

     

    Cinquante ans en arrière, Wilhelm Furtwängler défendait lui aussi Schumann en gravant au disque l'une des plus belles versions de la Quatrième symphonie.

    Oui, une interprétation complètement égocentrique ! Mais je préfère de loin ce type d'expérience à tant de versions « biodynamiques » parce qu'il s'agit d'une interprétation très sentie, qui vient des profondeurs. Furtwängler ne s'occupe absolument de rien dans l'écriture, chacun de ses choix peut être mis en doute, mais cette vision a vraiment une force fabuleuse, elle est inimitable, c'est une véritable recréation. Ce qui se rattache au romantisme dans l'interprétation de Furtwängler, c'est l'univers de l'idéalisme allemand hérité de la fin du XIXe siècle. Son style est peut-être quelque part une réaction contre la nouvelle manière, issue du néo-classicisme, d'écrire et d'interpréter la musique à son époque. Dans les années 1920, avec Stravinski ou Hindemith, on passe à un néo-classicisme très carré, où tout est corseté. Furtwängler, en opposition, défend la liberté, l'autonomie de l'artiste.




    A suivre

     

    Le 28/06/2005
    Benjamin GRENARD


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