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ENTRETIENS 23 novembre 2024

Sandrine Piau, mozartienne avertie

Qui se plaindrait de l'omniprésence de Sandrine Piau sur la scène parisienne en cette fin d'année ? Après Haendel et Haydn, la soprano française s'apprête à mettre sa vocalité instrumentale au service de Mozart, dans un programme conçu par Patrick Cohën-Akenine autour de la jeunesse du maître salzbourgeois, le 16 décembre, au Théâtre des Champs-Élysées.
 

Le 14/12/2005
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Comment avez-vous choisi les airs de concert que vous allez chanter dans ce programme consacré à la période salzbourgeoise de Mozart ?

    Ce programme a été conçu par Patrick Cohën-Akenine. Il avait envie de le construire autour de la période viennoise de Mozart, avec une orientation musicologique précise, et j'ai fait mon choix dans les airs qu'il m'a proposés. J'aime parfois être au service d'une pensée, d'autant que les chefs ont la plupart du temps des raisons pointues de choisir telle époque, ou tel répertoire. Le chanteur fait souvent le choix du plaisir, et de ce qui l'arrange.

     

    D'après votre pratique, comment évolue la vocalité mozartienne ?

    On sent vraiment que Mozart écrivait pour un interprète en particulier. Dans ses oeuvres de jeunesse, le traitement très instrumental de la voix est fascinant. Mozart est en effet entré dans le carcan de l'aria da capo avec des pièces absolument géniales, mais d'une difficulté presque insurmontable ! Au fil de son évolution, il a échappé aux contraintes pour parvenir à une simplicité absolue – l'économie de moyens de Pamina, de Zaïde –, et toujours avec cette luminosité de la ligne, cette espèce d'évidence mozartienne que personne ne peut expliquer, et qui rend sa musique universelle. En termes purement techniques, l'écriture de Mozart devient très humaine, très essentielle, et très vocale. Il ne s'agit plus pour une diva de faire des prouesses, mais de défendre une histoire, un discours : la vocalité s'inscrit dans l'urgence du propos. Certains répertoires mettent davantage en évidence la performance, en repoussant les limites. Mozart passe d'une certaine forme de performance, plus instrumentale que vocale, à une grande simplicité. Bien que très virtuose, je suis plus sensible à cette finalité, parce que le chanteur est beaucoup plus à nu, et ne peut plus se protéger derrière une virtuosité qui pourrait sembler artificielle. Dans l'air de Pamina, ou la cavatine de la Comtesse, la ligne décrit un état d'âme, et non plus un état des lieux de la vocalité.

     

    Y a-t-il un véritable rapport au texte dans un air de concert comme A Berenice, que Mozart a écrit à l'âge de dix ans ?

    Sans doute moins que dans des pièces postérieures, mais dès qu'il compose un récitatif accompagné, le jeune Mozart devient très complexe. Il laisse libre cours à tout ce qu'il a en lui, que ce soit harmoniquement, rythmiquement, ou sur le plan du texte. Je ne sais pas si Mozart parlait l'italien à l'âge de dix ans, mais il est toujours respectueux du texte, de la grammaire, sans accent déplacé, alors que Haendel, qui écrivait le plus souvent en italien, fait parfois des erreurs. Dès son plus jeune âge, Mozart était donc attaché au texte. Le principe même de l'aria da capo, qui consiste à énoncer une phrase, puis à la décliner à la manière d'un orateur, qui martèle la même idée de quinze façons différentes pour la faire passer, n'est pas vain non plus. Le déploiement d'une idée sur des vocalises peut distendre le discours, mais donne aussi une couleur hypnotique. Chacun peut rêver sur l'idée de base, comme s'il s'agissait d'un message subliminal, d'autant qu'à l'époque, les gens n'écoutaient pas les opéras religieusement.

     

    Mozart joue avec la structure de l'aria da capo, puisque les reprises ne sont jamais identiques. Comment pense-t-on l'ornementation quand il y a déjà une volonté du compositeur d'introduire des variantes ?

    Quand le compositeur écrit une variante, la démarche consiste à ne pas y toucher, donc à moins orner. Dans A Berenice, certaines reprises de mesures sont différentes. Mais j'avais envie, parce qu'il me semble que c'est aussi dans l'esprit de cette époque, de faire quelque chose de différent : quand on répétait les choses, il y a avait une véritable tradition d'improvisation. Haendel n'échappe pas à cette forme, et cela donne une forme de liberté assez moderne à l'interprète, alors que Mozart n'a pas eu envie de rentrer dans cette convention très longtemps, et il évite dès le début les reprises à l'identique, comme s'il craignait l'ennui de la redite ou souhaitait garder le contrôle de sa création.

     

    N'y a-t-il pas comme une volonté parodique vis-à-vis des canons de l'opera seria dans les grands sauts d'intervalles de Donna Elvira ou les vocalises de la Reine de la Nuit ?

    Dans ses opere serie, la virtuosité est intégrée à la musique, jamais anecdotique. Toute Reine de la Nuit porte un poids considérable, parce qu'elle doit faire rêver les spectateurs avec ces notes qu'on a ou qu'on n'a pas au moment où il faut – c'est vraiment le saut de l'ange ! Il y a donc une part de fascination qui met en évidence la simplicité de Pamina et Tamino, personnages à peine sortis de l'enfance, dont la vocalité est liée à l'innocence et à la pureté. Dans cette histoire très essentielle, la Reine de la Nuit est en quelque sorte un archétype de la mère abusive, de la future belle-mère de cauchemar, tandis que Sarastro croule sous le poids de la sagesse. Mozart a sans doute pensé leurs tessitures en termes antagonistes, en allant aussi loin que la voix humaine le permettait. L'écriture de chaque personnage apparaît donc clairement liée à sa psychologie. Les aigus sont souvent synonymes de pureté, mais dans le cas de la Reine de la Nuit, ils caractérisent une certaine violence : ils figurent les coups de poignards. Et les grands écarts d'Elvire représentent un état psychologique : cette pauvre femme est complètement maniaco-dépressive, elle passe par des états d'hystérie totale et d'abattement absolu. Mozart retranscrit ces états dans la vocalité. Ce traitement de la voix est très humain, y compris sur le plan de la virtuosité : la Reine de la Nuit est inhumaine, sa partie se devait donc d'être inhumaine.

     

    À cet égard, les cantatrices de l'époque, pour lesquelles ont été composés des rôles comme la Reine de la Nuit, et des airs de concert comme Popolo di Tessaglia ! et Vorrei spiegarvi, oh Dio ! étaient-elles des monstres ?

    C'est maintenant que nous sommes des monstres. A l'époque, les exigences n'étaient pas les mêmes. Aujourd'hui, il faut avoir une voix égale sur tous les registres, tout en sachant que nous passons d'une voix de poitrine à une voix de tête. Mais cela ne date que du début du siècle dernier. Dans la Tragédie lyrique, par exemple, les ambitus sont très réduits, pour privilégier le texte et non le chant. L'approche vocale devait donc être non pas plus proche de la variété, mais plus respectueuse des différents registres, sans essayer de les égaliser artificiellement. Aujourd'hui, un aigu doit être rond, mais à l'époque, les chanteuses utilisaient certainement davantage la voix de sifflet, comme certaines chanteuses de jazz hallucinantes qui émettent des contre-contre-ut, et passent ensuite sans problème à un registre beaucoup plus grave. De plus, les diapasons étaient plus graves, donc les aigus moins stratosphériques. De nos jours, une Comtesse doit avoir une voix mûre, tandis qu'à l'époque, elle pouvait alterner avec les rôles de Susanne et Chérubin, car les typologies vocales étaient bien moins définies : la Comtesse était aussi jeune que Susanne, et leurs voix pouvaient se confondre.

    Au XXe siècle, une tradition très différente s'est mise en place. D'autre part, les instruments sont de plus en plus sonores et les salles de plus en plus grandes, engendrant une véritable nécessité : dans un petit théâtre, avec des instruments d'époque, on peut prendre des voix différentes, tandis qu'avec un orchestre moderne, il faudra une voix plus lourde, et la performance dans l'aigu sera d'autant plus impressionnante – si un ténor ne fait pas son contre-ut à pleine voix dans un Verdi, il se fera découper en lamelles, alors qu'il y avait encore à l'époque une tradition du falsetto. On peut falsettiser l'air d'entrée de Mithridate ; c'est sans doute même plus beau. Mais si on demande cela aujourd'hui à un ténor à l'italienne, il ne le ferait pas par peur du public d'opéra ! Mozart n'en a certainement pas moins composé certains rôles comme des clins d'œil, pour en faire baver à toutes ces femmes qu'il aimait beaucoup : quand on écrit Vorrei spiegarvi, h Dio !, c'est clairement pour en découdre ! Mais nous mettons aujourd'hui un point d'honneur à aller au bout de choses qui s'inscrivaient peut-être dans une énergie de l'instant. Ainsi, de même qu'à l'époque de Haendel, lorsqu'un air ne convenait pas au chanteur suivant, on le modifiait.

     

    Vous auriez donc pu chanter certains rôles qui vous sont aujourd'hui interdits.

    Schwarzkopf disait un jour qu'elle avait pu accéder à certains rôles à cause de la guerre, parce que des voix dites petites ont trouvé leur place dans de petits théâtres, lorsque les grands ont été bombardés. Si j'étais née vingt ans plus tôt, je n'aurais pas été chanteuse : à l'époque, on était Crespin, Eda-Pierre, Berbié ou personne ! Jaqueline Morin, mon professeur, m'a conseillé de me diriger vers le mouvement baroque, alors qu'elle-même était issue de l'ancienne tradition, et avait étudié en Autriche. Elle m'a également fait auditionner pour le choeur d'Herreweghe pour apprendre mon métier, alors qu'en France, le fait de chanter dans un choeur est souvent considéré comme une épouvante. Je suis arrivée à une époque bénie, et surtout, j'ai rencontrée cette femme ouverte aux nouvelles influences !

     

    Votre récital Haendel vient de recevoir le Stanley Sadie Handel Recording Prize, décerné par un jury international, tandis qu'en France, certains critiques ont jugé votre voix trop légère pour certains airs.

    Je n'ai jamais fait l'unanimité en France. Je suis appréciée de façon plus inconditionnelle en Angleterre, par exemple. De plus, je ne trouve pas que cette critique soit justifiée. Nous n'avons pas d'enregistrements pour savoir comment ces femmes chantaient à l'époque. L'argument selon lequel qui peut le plus peut le moins me semble irrecevable : une grande voix n'aura pas forcément la virtuosité requise pour ce répertoire, mais il ne faut pas non plus qu'une voix légère repousse indéfiniment ses limites, sous prétexte qu'il s'agit de musique baroque. J'ai essayé de trouver ma vérité entre ces deux pôles. Il faut juste écouter et se demander si le résultat est convaincant, se nourrir de la tradition et des références pour pouvoir mieux les oublier.

     

    Le 14/12/2005
    Mehdi MAHDAVI


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