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ENTRETIENS 21 décembre 2024

Natalie Dessay, soprano de l'avenir
© Simon Fowler / EMI

Natalie Dessay retrouvée ? Plutôt apaisée. Alors que viennent de s'achever les représentations de Lucia di Lammermoor, où elle enchaînait avec un plaisir communicatif les acrobaties physiques et vocales, la soprano française à l'avenir rayonnant s'apprête à reprendre la Somnambule en version de concert à l'Opéra de Lyon et au Théâtre des Champs-Élysées.
 

Le 17/10/2006
Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI
 



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  • Considérez-vous votre retour pour le moins triomphal sur la scène de l'Opéra de Paris comme une victoire ?

    Je vous aurais probablement répondu « oui Â» il y a quelques années, mais je ne vois désormais plus les choses de la même manière. Plus qu'une victoire, c'est une récompense du travail accompli depuis maintenant vingt ans, et je prends cet accueil très tendrement.

     

    Par-delà l'intensité dramatique de Lucia, vous donnez l'impression de beaucoup vous amuser sur scène.

    En effet, la scène est un véritable terrain de jeu. Andrei Serban a créé pour les acteurs un espace extraordinaire qui raconte l'histoire vue de l'intérieur de la tête de Lucia, et où les objets, tant la balançoire de Regnava nel silenzio que la structure métallique de la scène de la folie, ont presque une âme. J'avais vu le spectacle en 1995 avec June Anderson, et l'avais déjà trouvé génial. Je fais donc vraiment partie des pro-Serban, parce qu'il a une folie, une imagination qui font que tout est possible sur scène : nous ne sommes pas du tout dans le réalisme, mais véritablement au coeur de la folie de Lucia.

     

    Vous chantez dans les positions les plus incongrues avec une déconcertante facilité.

    Ce qui n'est pas facile pour moi, c'est de chanter dans une production conventionnelle et poussiéreuse, avec des costumes ringards et aucune direction d'acteurs, parce que mettre de la vie quand tout est mort autour, je vous le dis, c'est impossible. Rien de plus simple, en revanche, quand tout est déjà vivant.

     

    Sur le plan vocal, vous semblez apaisée.

    C'est exactement cela. Outre la rééducation vocale, j'ai beaucoup travaillé sur mon corps et mon mental. Les choses ont changé, et mes perspectives sont vraiment différentes. Avant, j'entrais en scène un peu comme on va en guerre, alors qu'aujourd'hui je vais en récréation. J'éprouve un plaisir immense à jouir de l'instant, d'autant plus que j'adore cette production, où tout le monde travaille dans le même sens : nous avons un chef qui fait chanter cet orchestre comme jamais dans cette musique. Hormis la taille de la salle, qui est vraiment trop grande pour ce répertoire, je n'ai aucune raison de me plaindre.

     

    Comment êtes-vous passée de Lucie à Lucia ?

    Ce n'est pas le même opéra. Je préfère mille fois Lucia, ne serait-ce qu'à cause de Regnava nel silenzio, même s'il est très difficile à chanter, parce que c'est l'air d'entrée, et qu'il est grave et dramatique. Dans la version française, Lucie est vraiment la seule femme de la partition, ce qui est dramaturgiquement beaucoup plus fort, tandis que dans Lucia, les angles sont arrondis par la présence d'Alisa. Bien que Donizetti ait mis sa partition au goût du public français, sa musique n'en reste pas moins profondément italienne. Il est donc bien plus valorisant de la chanter dans la langue d'origine.

     

    Qu'apporte la sonorité si singulière de l'harmonica de verre ?

    Evelino Pidò a tenu à l'utilisation de cet instrument, et il a tout à fait raison. Donizetti souhaitait un harmonica de verre, mais faute d'argent, il a dû se contenter d'une flûte à la première. Nous présentons ainsi une version critique qui respecte le vœu du compositeur. L'harmonica de verre donne une coloration tellement étrange, comme venue d'ailleurs, à la folie de Lucia.

     

    Vous avez abordé Lucia après vos opérations, ce qui n'est pas le cas de la Somnambule, que vous allez reprendre en novembre. Y revenez-vous avec de nouveaux repères ?

    J'ai chanté la Somnambule pour la dernière fois à Vienne, avant la première opération, à une époque où j'avais vraiment beaucoup de problèmes. Je ne le savais pas encore, mais j'avais à la fois un pseudo-kyste d'un côté et un polype de l'autre. Je me demande donc par quel miracle j'ai pu venir à bout de cette partition si difficile. C'est une chance immense que de rechanter la Somnambule en bon état, et de pouvoir réaliser ce que j'ai dans la tête. D'autant que ce rôle a marqué un grand tournant dans ma carrière. Amina, Lucia, Traviata, que je vais aborder dans trois ans, Maria Stuarda, que j'ai en projet, sont des rôles galvanisants, de vrais parcours de chanteuse et d'actrice. S'il y a un avantage à vieillir, c'est que ma voix et ma personnalité ne font enfin plus qu'un. Malgré la souffrance et les pleurs, ce virage s'inscrit véritablement dans une continuité, une évolution naturelle.

     

    Vous allez également aborder la Fille du régiment.

    C'est une comédie, une espèce de Madame Sans-Gêne, et nous allons nous amuser, à tous les sens du terme. Je m'amuse déjà beaucoup dans Lucia, mais ce n'est pas franchement drôle, contrairement à la Fille du régiment. D'autant que je retrouve mon frère Laurent Pelly, et des collègues que j'adore, comme Juan Diego Flórez, mais aussi Alessandro Corbelli, avec qui je n'ai jamais chanté et que j'ai vraiment hâte de connaître, et Felicity Palmer. À Vienne, il y aura même Montserrat Caballé dans le rôle parlé de la duchesse de Crakentorp. Je vais chanter avec une de mes grandes idoles, c'est extraordinaire ! J'ai déjà vu les décors, les costumes, et Agathe Mélinand m'a envoyé le texte qu'elle a remanié, qui est très drôle. Tous les ingrédients sont donc réunis pour faire un bon spectacle.

     

    Dans quels autres rôles vous imaginez-vous ?

    J'aimerais bien arriver jusqu'à Mimi dans la Bohème, pour chanter Puccini une fois dans ma vie. Et peut-être Gilda, que j'ai toujours refusée jusqu'à présent, mais il serait assez bête de s'en priver. En ce qui concerne Mozart, j'aimerais parvenir à chanter dans Don Giovanni, au moins Donna Anna, et Ilia dans Idoménée.

    Je viens de faire Pamina, et j'y ai pris beaucoup de plaisir, alors pourquoi ne pas le refaire, bien que j'aie dit que la première serait aussi la dernière. Finalement, ce ne sont pas les rôles qui sont importants, mais plutôt avec qui on les aborde, le chef, les partenaires, le metteur en scène
    Je veux donc poursuivre mon exploration du bel canto avec Evelino Pidò, car c'est l'un des meilleurs chefs pour ce répertoire, simplement parce qu'il l'adore et qu'il sait très bien le défendre et le magnifier, continuer d'approfondir le répertoire baroque avec Emmanuelle Haïm, retravailler avec des personnes comme Marc Minkowski.

     

    Qu'en est-il du répertoire français ?

    Je veux continuer à l'explorer. Je vais beaucoup chanter Manon, à Barcelone, Chicago, New York, et j'espère un jour à Paris. J'ai Pelléas et Mélisande, un opéra que j'adore car il n'a rien à voir avec les autres, en projet pour le Theater an der Wien, et Marguerite de Faust dans quatre ou cinq ans à Barcelone.

     

    Et parmi les raretés comme Robinson Crusoë d'Offenbach, dont vous avez enregistré des airs ?

    Ce n'est pas une priorité, mais pourquoi pas ? Je ne connais que la valse de Robinson Crusoë. L'oeuvre mérite-t-elle vraiment d'être montée ? Est-elle amusante ? Je n'ai pas d'idée là-dessus, mais de toute façon, Offenbach n'est jamais inintéressant. Si Orphée aux enfers est une oeuvre géniale, la Belle Hélène, la Grande Duchesse, la Périchole ne sont malheureusement pas pour moi. Et les Dames de la Halle, l'Île de Tulipatan sont quand même moins passionnants. Je voudrais faire un jour Monsieur Choufleuri, une vraie parodie d'opéra, mais il faut trouver avec quelle oeuvre le coupler.

    J'espère également chanter un jour les quatre héroïnes des Contes d'Hoffmann. La mise en scène de Laurent Pelly dans la version de Jean-Christophe Keck le permet, puisque Giulietta est un soprano. Dans un théâtre aux dimensions humaines, ce serait tout à fait possible pour moi. De toute façon, je veux absolument chanter Antonia un jour, car je me sens vraiment Antonia maintenant. Les quatre rôles, ce serait un défi théâtral extraordinaire.

     

    Deux compilations, l'une en CD, l'autre en DVD, vont paraître prochainement. Avez-vous des regrets lorsque vous jetez un regard sur votre carrière ?

    Non, car chaque expérience m'a appris quelque chose. Les productions que je n'ai pas du tout aimées, qui ne sont d'ailleurs pas sur le DVD, m'ont autant fait avancer que celle que j'ai adorées. Quand je me revois, j'ai l'impression que ce n'est pas moi. J'ai beaucoup changé en quinze ans, vocalement, mais surtout personnellement.

     

    Quand vous êtes sur scène, le théâtre l'emporte-t-il sur la musique ?

    Il y a toujours de la musique, évidemment, mais plus de chant. L'opéra, c'est du théâtre, la seule différence, c'est qu'on chante au lieu de parler. Je fais bien évidemment attention à ma manière de chanter, à mon émission, mais durant la préparation, en cours, avec mon professeur, car en scène, je ne me pose plus de questions techniques, je raconte une histoire, en espérant que tout le travail que j'ai fait en amont soit suffisamment bien intégré pour être une seconde nature. Dans l'absolu, je voudrais que les spectateurs oublient que je suis en train de chanter.

     

    Vous voulez donner de l'opéra une image plus moderne et plus accessible. Est-elle facile à imposer dans le milieu de l'opéra ?

    Je n'impose rien, je propose de moderniser notre image, car il y va, à long terme, de notre survie. Si l'on veut que l'opéra continue d'exister, qu'il soit soutenu financièrement par les gouvernements, parce que c'est ainsi que cela fonctionne, notamment en Europe, il faut conquérir un nouveau public, plus large, et ne pas cesser de répéter, pas seulement pour nous, mais d'une manière générale, que la beauté n'est pas réservée aux élites. Je m'inscris en faux contre le nivellement par le bas et la culture de masse, ou alors la beauté pour tous, au même degré.

    Ne cessons pas de répéter qu'une place d'opéra n'est pas plus chère qu'une place de concert de rock ou de match de football au Stade de France, que nous sommes des gens normaux qui faisons un métier extraordinaire, et que le spectacle vivant, qu'il soit de théâtre, de danse, ou d'opéra, est vraiment fait pour tout un chacun, quel que soit son niveau de culture. Certes, la culture et l'éducation ne peuvent pas nuire, mais ce n'est pas parce que vous n'y connaissez rien que vous n'avez pas le droit de regarder une toile de Rembrandt, comme d'accéder à Mozart ou à Strauss. Vous apprécierez à un degré autre, mais je garantis que l'opéra est une expérience très forte et très particulière.

     

    Comment réagissez-vous à l'hostilité du public face à la politique artistique de Gerard Mortier qui veut inscrire l'opéra


    Dans la vie et dans la cité. Ce sont les gardiens du temple. Mais nous ne travaillons pas que pour la frange de la population qui connaît déjà, nous travaillons aussi pour ceux qui ne connaissent pas. On m'objectera que ceux qui n'ont jamais entendu Don Giovanni ne vont rien y comprendre s'ils viennent voir la production de Michael Haneke. Et bien c'est prendre les autres pour des idiots, parce qu'au contraire, cela leur fera peut-être aussi découvrir Mozart, alors qu'une mise en scène plan-plan avec des costumes XVIIIe où il ne se passe rien les en dégoûtera.

    Je ne pars pas du principe que les spectateurs ne vont rien comprendre, et qu'il faut les emmener comme des enfants de cinq ans au spectacle, mais qu'ils sont intelligents et sensibles, même s'ils n'ont pas les mêmes opinions que moi. Inscrire l'opéra dans la modernité et dans la vie d'aujourd'hui ne peut être qu'une bonne idée, ne serait-ce que parce que j'ai envie d'être un musée vivant, pas le musée Grévin. Nous sommes responsables d'un patrimoine, et il ne s'agit pas de faire n'importe quoi avec des oeuvres aussi sublimes que Don Giovanni ou Ariane à Naxos. Nous avons le devoir de transmettre, de faire connaître, de dire : voilà ce qui s'est passé à une époque, et voilà ce que cela peut nous raconter aujourd'hui.




    À voir :

    La Sonnambula de Bellini (version de concert) à l'Opéra de Lyon les 9 et 19 novembre et au Théâtre des Champs-Élysées le 12 novembre.

    À paraître le 30 octobre :

    Les miracles d'une voix, 2 CD Virgin Classics 377 975 2
    Ses plus grands rôles à la scène, DVD Virgin Classics 363 339 9

     

    Le 17/10/2006
    Mehdi MAHDAVI


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