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ENTRETIENS |
22 novembre 2024 |
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Votre opéra Da gelo a gelo est tiré du journal d'une poétesse japonaise du XIe siècle, Izumi Shibiku.
Le Japon a vraiment fécondé ma jeunesse. Plus qu'un retour, il s'agit de l'aboutissement naturel de mes débuts de compositeur : jusqu'à vingt ans, je n'ai mis en musique que des textes japonais, des haïkus. Pas seulement par goût mais aussi pour des questions esthétiques. C'était pour moi une manière d'aller à l'essentiel.
Da gelo a gelo (D'un hiver à l'autre) traite des choses les plus banales de notre quotidien, ce ne sont pas les grandes catastrophes de la vie qui m'intéressent. Réaliser, prendre conscience du passage d'une saison à l'autre me paraît nettement plus fondamental. D'où la dépendance de la météorologie dans cet opéra, de la pluie, du gel, du soleil. C'est une métaphore du monde contemporain, de la catastrophe écologique. Un peu comme les articles de journaux sur le bouleversement climatique deviennent un discours autonome, on trouve une invasion de ces transformations dans le chant. |
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Comment envisagez-vous l'opéra aujourd'hui ?
Tout passe par la dramaturgie : un opéra sans dramaturgie est pour moi inenvisageable. Des découvertes, des ouvertures de la dramaturgie ont été développées par le cinéma. Il n'est plus possible de construire un opéra comme une simple histoire mise en sons ; même pour les anciens, cela ne fonctionnait pas. Il faut avoir une conscience de la dramaturgie avec tous les moyens de son époque.
C'est aussi un problème de style vocal. Je ne connais que deux compositeurs qui ont un style : Boulez, qui n'a pas écrit d'opéra, et Nono, qui a davantage écrit des situations que des opéras. Construire un style vocal est primordial, car utiliser la voix comme simple présence vocale n'a pas grand intérêt. On doit véritablement être confronté à des personnages, sans quoi il est impossible d'être transporté par le théâtre. |
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Quel rôle attribuez-vous au théâtre ?
C'est une réunion. On peut écouter de la musique seul chez soi avec des moyens de reproduction magnifiques, mais le théâtre est une participation, et importe pour la réflexion sur l'identité de chacun. C'est pour cela que le compositeur a des responsabilités plus importantes au théâtre : il peut y faire un travail social.
La conception du langage musical a parfois été erronée, notamment quand des compositeurs ont voulu faire table rase, commencer un langage à partir de rien. C'est faire selon moi fausse route, car sans tradition, pas de transformations, et cette conception du modernisme est malheureusement passée dans les écoles. Il y a aussi un problème de refus de la communication chez certains compositeurs contemporains. Or ceux qui déclarent ne pas communiquer communiquent quand même de fait !
Celui qui écoute est le point d'arrivée du son. Je pense toujours au public, à l'expérience directe de l'écoute, parce que sans l'oreille, les phénomènes acoustiques n'existent pas, il n'y a pas de musique, pas de son, pas de silence ; rien sans l'oreille, mais il est important d'avoir une base de culture pour la musique et de fuir la rhétorique. |
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La rhétorique ?
Parfaitement, c'est quelque chose qu'on doit selon moi vraiment éliminer. Tout le monde pense qu'avec la rhétorique, on peut lier les hommes, alors qu'elle engendre moins d'écoute. C'est une convention connue de tous, or quand on connaît déjà , ou qu'on reconnaît, on n'écoute plus. Il y a cette équivoque dans la musique contemporaine, des gestes rhétoriques. De mon côté, j'essaie de les éliminer, d'éliminer les accumulations, car si quand on commence, on sait déjà où l'on va arriver, c'est comme une cérémonie. Je cherche à créer le plus de stimulations possibles chez l'auditeur, comme s'il écoutait pour la première fois. |
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Pourtant, vous semblez très attaché à la tradition.
Il y a des rapports heureux avec la tradition ; certains entraînent la censure et d'autres la fertilité. Le compositeur prend sur ses épaules la nouveauté, ce n'est pas être inventeur mais donner des perspectives de langage ou de pensée. Il faut une nouvelle conscience à notre société : la défense, la restauration de la tradition surtout pour les jeunes générations. Je n'ai pas « peur » de perdre la tradition, car le changement est l'essence même de la vie, mais c'est le fait de perdre qui me paraît dommage. Il y a des conventions, mais chacun doit trouver son chemin, sinon moi, je suis l'égal de mon père, je suis égal de mon fils, et nous sommes tous égaux dans les générations temporelles. Pour moi, c'est cela la mort.
Il ne faut pas être ingénu dans ce monde, car des choses sont devant nos yeux qu'on ne voit pas : je cherche cet objet, je cherche l'embarras, les problèmes et non les solutions qui ne sont pas l'affaire de l'artiste. On trouve par exemple un mur au milieu de la scène de Da gelo a gelo, qui délimite l'espace entre le masculin et le féminin. Cet opéra est très dramatique justement en raison du peu de contact entre les personnages : on se touche mais on reste à distance.
Je redoute cette parcellisation des êtres et de la culture. Il faut en avoir une vision globale : par exemple dans la médecine, si un patient n'a de contact qu'avec des spécialistes, il meurt. On doit avoir des interférences, une vision complète, organique et non sectorielle. De même, on emploie mal l'Internet. On pense souvent y trouver des informations, mais il s'agit de données isolées. Cela passe beaucoup mieux à l'école si un professeur vous donne l'énergie, l'envie d'apprendre, même s'il inculque parfois des informations erronées. Sur Internet, souvent, chacun parle dans le vide, chacun a une petite fenêtre qui donne sur un couloir et se contente de parler. |
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