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ENTRETIENS 22 novembre 2024

David Fray,
emprunter les chemins qui me sont propres

© Paolo Roversi

Après la réussite du CD et du DVD de Bruno Monsaigeon parus chez Virgin et consacrés tous deux à des concertos de Bach, David Fray signe un fabuleux disque Schubert, compositeur qu’il jouera aussi en récital le 16 octobre au Théâtre des Champs-Élysées. Rencontre avec un jeune pianiste qui a pour obsession de ne pas se laisser happer par la tradition.
 

Le 12/10/2009
Propos recueillis par GĂ©rard MANNONI
 



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  • Le film de Bruno Monsaingeon consacrĂ© Ă  des concertos de Bach avec la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen vous montre dans un travail très prĂ©cis et poussĂ© avec une formation orchestrale germanique dans son propre rĂ©pertoire. Que vous a apportĂ© cette expĂ©rience ?

    Tous les enregistrements m’ont beaucoup apporté. C’est une école de discipline et de retour sur soi. On joue quelque chose et on vérifie si la réalisation correspond à l’image mentale qu’on en avait, ce qui est le défi permanent du musicien. L’enregistrement vous confronte de manière concentrée à ce problème.

    Travailler avec un orchestre fut également essentiel, notamment car je devais exprimer mes idées, les communiquer avec précision, avec leur climat, leur atmosphère. C’est utile car on se dit parfois des choses en soi-même qui nous paraissent claires parce qu’elles sont en nous. Devoir convaincre l’orchestre, car il n’était pas a priori acquis à mes options, à mes choix, expliquer pourquoi, comment parvenir à un résultat convaincant avec ces options qui n’étaient pas forcément les siennes, c’était important.

    Le rôle de l’artiste est aussi d’emmener avec lui un public ou des musiciens quand il joue avec orchestre. Votre force de conviction doit agir autant sur les musiciens avec lesquels vous vous produisez que sur le public. Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer d’emmener les gens avec moi, de les gagner à ma cause, même si mes options de départ n’étaient pas les leurs. Cela nécessite de la part du public une certaine ouverture d’esprit. J’ai parfois l’impression que tout le monde n’est pas prêt à se laisser embarquer dans une direction imprévue, inattendue.

     

    C’est évident dans le film où l’on voit les sourires au début sceptiques des musiciens se muer peu à peu en une véritable attention et en une collaboration sans réserve.

    C’est exact, et cela a Ă©tĂ© en outre scĂ©narisĂ© par Bruno Monsaingeon pour crĂ©er une dramaturgie. Le sujet du film est aussi comment convaincre, et dans « convaincre Â», il y a « vaincre Â». C’est aussi une bataille. Je pense que l’idĂ©e de ce scĂ©nario est venue Ă  Bruno Monsanigeon en voyant les rĂ©pĂ©titions, pendant lesquelles ce n’était pas toujours simple. Les musiciens avaient des options stylistiques que je ne partageais pas, notamment sur le vibrato. De plus, ce n’est pas un orchestre baroque. C’est un orchestre de chambre sur instruments modernes.

    Aujourd’hui, ce que j’appelle les tics des orchestres baroques sont utilisés par des orchestres modernes sous prétexte d’authenticité, mais ils n’ont même pas les instruments qui pourraient les justifier. De toute façon, je n’aime pas l’idée d’un cadre préconçu que l’on applique à la musique. C’est une vision anti-artistique. Chaque œuvre, quel que soit le compositeur, est un défi en soi, pour le compositeur, pour l’interprète et pour le public. Ce défi n’est pas reproductible.

    Ce n’est pas parce que vous avez mené à bien un défi sur une œuvre que cela vous autorise à l’utiliser sur toutes les œuvres du même compositeur. Je me bats contre cette paresse et ce n’est pas toujours facile, car on se heurte à des hostilités, à des critiques, mais je tiens bon là-dessus. Toutes mes options sont le résultat d’un très long travail, de nombreuses tentatives que je fais chez moi.

    Au moment oĂą je me dĂ©cide, j’ai de bonnes raisons de le faire. Le chemin qui m’y a conduit est le mien. C’est cela qui importe. On a trop tendance aujourd’hui Ă  considĂ©rer que les chemins qui ont Ă©tĂ© utilisĂ©s avant nous sont les seuls possibles. Je dĂ©teste cette idĂ©e. C’est le mauvais cĂ´tĂ© de la tradition, ou comme le disait Furtwängler, « l’addition de toutes les erreurs passĂ©es Â».

    Quel que soit le postulat de base, baroque ou pas, il faut refaire ce travail personnel, sinon l’interprète n’a plus de raison d’être. Il ne faut pas nier le vivant en musique, ni en art. La musique est un art vivant qui se transforme et qui est malheureusement sujet aux modes.

    L’interprète doit essayer de se déconnecter de cela et arriver à son aboutissement personnel. Les critiques et même les succès sont dangereux pour ça. Ils peuvent vous faire penser que l’on attend de vous une chose précise que vous devez reproduire, ce qui risque de figer votre liberté. Il faut fuir les marques de fabrique, même si c’est souvent ce qui fait le succès auprès du public.

     

    Votre approche des Moments musicaux et des Impromptus de Schubert, dans le CD que vient de publier Virgin, est très significative de votre démarche. C’est un Schubert en marge des idées reçues, mais tout à fait dans cette démarche du cheminement propre aussi au Voyage d’hiver auquel vous vous référez d’ailleurs dans le texte de la plaquette.

    Le cheminement ne se gagne pas facilement. C’est ce à quoi on se confronte avec cette musique-là. Je n’ai pas essayé de rendre le chemin moins chaotique mais de le suivre le plus fidèlement possible en fonction de ma propre sensibilité. Pour moi, la musique de Schubert est souvent plus âpre qu’on ne le pense. J’entends du cri chez Schubert.

    Dans la Sonate en sol majeur que je vais jouer au Théâtre des Champs-Élysées, pour la première fois dans l’histoire de la musique on a trois ppp qui passent brusquement à trois fff, du chuchotement au cri, comme dans le Doppelgänger du Chant du cygne. C’est une musique très contrastée, mais si vous regardez les Moments musicaux par exemple, les trois quarts du temps, c’est marqué piano. C’est un défi. Il faut trouver un contraste à l’intérieur de cette nuance. Arriver à varier des dynamiques marquées de la même manière.

    La Sonate en sol majeur commence comme une mer d’un calme presque inquiétant et vous comprenez peu à peu que ce calme est trompeur, car il y a dans le développement des éclairs de fureur incroyables. C’est l’un des plus âpres et des plus prenants de toute la musique de Schubert. La sérénité n’est qu’apparente. Schubert a cette complexité émotionnelle qui permet de donner à entendre quelque chose tout en faisant sentir autre chose en arrière-plan.

    C’est là en puissance, comme chez Mozart où il faut toujours aller plus loin que l’apparence. Cela nécessite une vraie prise de risque. J’ai vu une fois un film de Liv Ullman où elle parle d’Ingmar Bergman seul sur son île et qui crie parfois, tout seul. Bergman criant seul sur son île du Nord, j’imagine un peu cela chez Schubert, un cri qui n’est pas entendu, qui n’est là pour personne. Normalement, on crie pour quelqu’un ou quelque chose. Là, c’est un cri pour soi, à l’intérieur de soi.

    Dans le Doppelgänger, on trouve aussi cette idée d’un monde qui tout à coup se met à grimacer. L’idée d’un Schubert uniquement charmant et bucolique est quand même très relative et inexacte. Dans un Lied comme Der Zwerg, on trouve aussi une sorte de calme trompeur sur un fond de frémissement dramatique. J’aime à penser que Schubert est bien plus compliqué que ce qu’il donne comme impression au premier abord. Chez lui, le chaos affleure continuellement.

     

    Il a en cela beaucoup de points communs avec Mozart.

    Effectivement, mais chez Mozart, il y a un Ă©quilibre souverain. Au XVIIIe siècle, on rĂ©flĂ©chit Ă  la destinĂ©e humaine dans son ensemble, comme pour Mozart Ă  l’idĂ©al humanitaire maçonnique dans la FlĂ»te enchantĂ©e, au pardon dans la ClĂ©mence de Titus. Ă€ l’époque de Schubert, qui ouvre les portes du romantisme, on ne parle plus de la destinĂ©e humaine en gĂ©nĂ©ral, de l’Homme avec un « h Â» majuscule, mais de l’homme dans ce qu’il a de singulier, d’intime. Beethoven cherchait encore la vĂ©ritĂ© de l’homme au-dessus de l’homme alors que Schubert la cherche au plus près de l’homme, Ă  l’intĂ©rieur.

     

    Avez-vous conscience que votre approche de Schubert dans ce disque peut sembler nouvelle, inhabituelle ?

    Je constate effectivement que des gens paraissent étonnés, voire choqués. Je ne me rends pas compte de ce qui peut provoquer de telles réactions. Quand j’écoute ce disque, c’est pour moi le résultat d’une démarche, d’une réflexion compatibles avec l’univers de Schubert. Ce n’est bien sûr l’image que d’une partie de l’univers de Schubert. Mais je ne me rends pas compte de ce que cela peut avoir d’inattendu.

     

    L’Allegretto en ut mineur que vous jouez entre les Moments musicaux et les Impromptus op. 90 est aussi une page très attachante et très particulière.

    Pour moi, c’est un peu le diamant noir du disque, le pont entre les Moments musicaux et les Impromptus. Il est en ut mineur comme le premier Impromptu, avec le même caractère dramatique, et il a la concision des Moments musicaux. Il tient des deux. C’est une pièce à part dans la production de Schubert et on ne l’entend pas souvent. Elle est déroutante, trouée de silences, d’hésitations, de recommencements.

    L’Adagio en si mineur de Mozart nous offre aussi un visage différent de lui. Je vais jouer l’Allegretto de Schubert au récital du Théâtre des Champs-Elysées, entre les Moments musicaux et la Sonate en sol majeur. J’aime bien dire qu’en première partie j’ai des ruisseaux et en deuxième partie la mer. D’un côté la brièveté, la concision, de l’autre des espaces presque infinis.

     

    Travaillez-vous une nouvelle partition en ce moment ?

    Le Concerto pour piano de Schœnberg. Je dois le jouer au mois de mai avec l’Orchestre national. C’est complexe. Il y a un gros travail mental à faire, comme pour toute œuvre que l’on aborde. Ce n’est pas à l’instrument que l’on trouve des idées. C’est pour cela que j’essaie à tout prix de me détacher de l’instrument. Je ne veux pas tomber dans le piège d’une tradition qui vient de l’instrument.

    L’instrument a sa tradition. Pas seulement les œuvres. Il a ses tics, ses automatismes, ses clichés. Mon but est de ne pas tomber dans les clichés et si j’y tombe, que j’aie au moins fait ma route personnelle pour y arriver. Que je ne le prenne pas comme du réchauffé.

    Je dois aussi enregistrer des concertos de Mozart avec un orchestre symphonique, surtout pour les derniers auxquels il faut cet encadrement, tout en préservant l’espace intime du soliste. Il y a à la fois un univers de représentation et un univers plus intime. Je tâche toujours de trouver et d’emprunter des chemins qui me sont propres. Je crois que c’est le rôle de tout soliste.




    À voir :
    Récital Schubert, 16 octobre, Théâtre des Champs-Élysées, Paris.

    À écouter :
    Franz Schubert, Moments musicaux D. 980, Allegretto en ut mineur, Impromptus op. 90, CD Virgin Classics 694 489 0.

     

    Le 12/10/2009
    GĂ©rard MANNONI


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