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ENTRETIENS |
22 novembre 2024 |
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Introduction aux ténèbres, qui sera créé le 20 novembre à l'Espace de projection de l'IRCAM par l'Ensemble Orchestral Contemporain, est pour contrebasse, voix de basse et électronique. Est-ce une œuvre qui cherche à plonger l'auditeur dans l'obscurité ? En d'autres termes, voulez-vous accabler le public ?
C’est une pièce que j’ai depuis longtemps en moi, je dirais depuis que j’ai voulu être compositeur. Je m'intéresse aux ténèbres, parce qu'elles portent en elles l’idée d’une quête, d’une descente aux enfers, où nous devons affronter nos peurs et les zones sombres et cachées de notre subconscient. Introduction aux ténèbres m’a ainsi permis d’explorer certain aspect de mon langage que je n’avais pas auparavant envisagé. J’ai travaillé sur des textes cruels de l’Apocalypse de Jean, qu’on appelle les Révélations, et j'aimais aussi le fait que l’Apocalypse raconte l’histoire d’une révolte – celle des Chrétiens face à l’oppression de Rome.
Mais l’envie peut-être la plus importante d’explorer l’obscur, c’est qu'à mon sens, le concept de la lumière est aujourd'hui inversé. La lumière n’est plus la métaphore du savoir, de la réflexion et de la création. Ce qui fait sens aujourd'hui, c’est tout ce qui est enfoui et caché, ce qui se trame loin des scènes aveuglantes. Les ténèbres gardent leur mystère. Pour vous répondre alors : plonger l’auditeur dans l’obscurité, oui, mais pour mieux en dégager l’éclat, le feu et la fureur. L’accabler, je ne l’espère pas… |
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La pièce dure cinquante minutes. S'agit-il de votre œuvre la plus ambitieuse ?
Oui, c’est à ce jour la plus ambitieuse, mais elle sera vite rejointe par l’achèvement d’un autre triptyque intitulé le Cycle des actions. La dernière pièce de ce triptyque sera créée l’année prochaine au festival Musica de Strasbourg par l’ensemble Ictus. J’ai le désir aujourd’hui de faire entrer en résonance certaines de mes pièces, les unes avec les autres, afin de former une plus grande compréhension dans mon parcours. Je rêve finalement de l’œuvre unique, celle qui pose une cohérence tout au long de la vie d’un homme. |
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Comment s'est déroulée la création en octobre dernier aux célèbres Journées musicales de Donaueschingen ? Quelle a été la réaction du milieu musical allemand ?
Dans ce concert, il y avait aussi une création de Franck Bedrossian – Swing. Je crois que nous avons été perçus comme des français atypiques, selon les termes de certains d’entre eux. Le public du festival est très réactif et excessivement à l’écoute. C’est un festival très exigeant. L’ensemble Ictus qui a créé la pièce a fait un travail formidable ainsi que Nicolas Cross (contrebasse solo) et Romain Bischoff (baryton) dont la partie vocale est d’une grande difficulté. |
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Évoquons un peu votre parcours…
J’ai commencé le piano assez tard, vers 8 ans, dans un Conservatoire du sud de la France où ma famille est installée. Très vite, j’ai composé des petits morceaux, mais je ne notais rien sur partition, je n’avais pas le bagage nécessaire pour cela. Plus tard, à 19 ans, quand je suis arrivé à Paris, j’ai mis deux années à combler mes lacunes, période où je travaillais seul pour me remettre à niveau, jour et nuit. C’était une période de réflexion intense et de doutes.
À son terme, j’ai eu le besoin de bifurquer et j’ai travaillé avec un groupe sur la relation entre le politique et l’artistique. Nous avions beaucoup de concerts un peu partout en France, et c’est à ce moment où je me suis intéressé à la relation entre le son et le geste. Plus tard, j’ai ressenti le désir de me retrouver seul, de revenir à un travail plus intérieur, de maîtriser la forme musicale, chose que je n’ai jamais trouvée dans l’improvisation. Je suis entré au Conservatoire de Paris puis au cursus annuel de l’IRCAM, et je suis actuellement pensionnaire à la Villa Médicis de Rome. |
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On vous associe, avec Franck Bedrossian, au concept de musique saturée. De quoi s'agit-il ?
La musique saturée, ou ce que nous avons appelé le total saturé, telle que Franck et moi la pratiquons, est malheureusement souvent associée au monde de la musique populaire. Il y a un vrai malentendu à ce sujet. La musique saturée telle que je la développe n’a rien à voir avec une distorsion de guitare, pas plus qu’elle ne rêve de créer un lien entre la musique écrite et la musique orale…
J’ai certes une profonde admiration pour certains groupes qui proposent une énergie et un artisanat fantastiques, mais la saturation n'est dans ma musique que la partie immergée de l’iceberg. Ce phénomène est le prétexte à un concept sous-jacent qui me semble plus important.
Toute la musique des soixante dernières années est en effet basée sur un contrôle absolu de la note, de l’interprétation – accentué par le système non tempéré de la musique spectrale. Le contrôle est une limitation et exclut de ce fait tout un monde sonore lié aux sons complexes, et à la façon de les organiser. Les sons purs ou les hauteurs ont atteint un point de non retour, comme cela a été le cas pour la tonalité au début du XXe siècle. Ils sont trop enchaînés au système tonal et au contrôle pour en être totalement libérés.
Sans entrer dans le détail, la saturation électrique est ainsi le résultat d’un débordement sonore au-delà d’une limite – celle des micros qui ne sont plus à même de restituer une source sonore. La saturation surgit parce que les systèmes de contrôle du son transforment, par accident, cette source en ajoutant des mouvements imprévisibles et incontrôlables.
Transposé dans le monde de l’acoustique, la saturation prend un autre sens : la partie immergée de la saturation instrumentale, ce que nous avons appelé la perte de contrôle, agit autant sur l’écriture et le processus de composition d’une pièce que sur l’interprétation. Ce nouveau type de contrôle a contrario se manifeste par l’utilisation des sons complexes, par des actions gestuelles extrêmes à la limite du possible, mais aussi par des changements rapides de mode de jeu, ainsi que par une nouvelle notation et par des interactions de textures.
Du point de vue formel, la perte de contrôle privilégie une notation macroscopique pour l'interprète sans pour autant tomber dans l’improvisation ou l’écriture approximative. Ce changement d’échelle est d’une importance capitale : sans perdre les raffinements de l’écriture traditionnelle héritée des siècles passés, elle permet d’inventer d’autres paradigmes, un autre vocabulaire qui ne sont plus restreints au monde limité d’un langage qui exclut le travail sur le geste pur et sur les timbres complexes.
Mais je tiens à dire que le phénomène saturé étant chaotique, nous ne pouvons pas le maîtriser ou le réduire à une analyse, cela serait absurde. Il ne peut donc pas être un modèle à part entière – là est son ambiguïté. Le phénomène saturé est insaisissable et irréductible, il s’autogénère, il est anarchique. |
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Introduction aux ténèbres marque-t-elle une étape nouvelle dans ce développement ?
Sans aucun doute. J’avais le désir depuis longtemps de passer de l’autre côté du miroir de la saturation, mais je devais tout d’abord achever une première étape de réflexion que je mène depuis quelques années sur le total saturé. Je ne crois pas au changement de période ou de style dans mon parcours – je préfère mener plusieurs combats à la fois. Le travail sur le total saturé est loin d’être terminé… Il reste une multitude de possibles pour cette musique, notamment sur la poly-saturation.
Ce que j’ai voulu explorer dans Introduction aux ténèbres, ce sont des espaces dévastés par une trop grande énergie, le reste d’un monde détruit par les flammes. C’est ce que j’ai appelé l’infra-saturé : l’excès de sons et l’excès d’informations, portés jusqu’à épuisement, ouvrent une voie pour de nouvelles recherches sur le timbre. En deçà de la saturation mais toujours porté par elle, l’infra-saturé n’est que l’évocation de ses propres Ténèbres, l’avènement d’une énergie noire, une descente aux enfers de sa propre condition. |
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Votre musique est portée par une certaine fureur et les titres de certaines de vos œuvres ont clairement une portée revendicatrice voire politique. Qu'est-ce qui vous met en rage ? Quelles sont vos luttes ?
J’ai une certaine conception de l’organisation humaine, et je suis très attentif aux grands événements que nous pouvons vivre. Lorsque je suis arrivé à Paris, c’était pendant les grandes grèves de 1995 et même si je ne l’ai vécues que de loin, sans être impliqué dans une lutte, cela a eu un impact profond et important sur moi. Mais je ne crois pas à un art politique ou engagé.
Je crois profondément à la force de l’art, à son indépendance qui permet de libérer, d’interroger et d’avancer, comme tant d’œuvres m’ont permis de me construire et me construisent encore. Ensuite, la volonté de s’affranchir d’un monde qui nous enserre, le désir de se libérer d’une oppression intime ou collective, bien entendu, est très présente dans ma démarche, mais cela se manifeste par le biais d’une énergie sonore indomptable, par la volonté d’affirmer et de faire entendre d’autre sons que ceux que l’on nous imposent quotidiennement. |
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Comment vous situeriez-vous dans la musique d'aujourd'hui ? Quel regard portez-vous sur le milieu musical français ?
Je n’ai ni le recul nécessaire, ni le désir de me situer et de me poser, je n’ai pas l’âme d’un sédentaire. Ce que je sais, c’est que la radicalité est un moyen de faire vivre le passé, de le faire exister, de le faire résonner. C’est souvent dans les marges que surgit l’impossible. J’ai donc un enclin tout particulier pour les musiques qui frôlent les limites. Il y a en ce moment de nouvelles propositions musicales qui émergent de part et d’autre de l’Europe. Je crois que nous vivons une époque qui ouvre des chemins multiples. N’écoutons pas les censeurs, la musique contemporaine n’a jamais été aussi pertinente qu’aujourd’hui. |
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Vous êtes intéressé par le passé dans les musiques noise et punk. Faites-vous une différence entre musique savante et musique populaire ?
Merzbow ou le Velvet Underground, par exemple, sont des artistes que j’aime écouter et qui me procurent un certain plaisir, parce qu’ils jouent avec les limites. Cette prise de risque, lorsqu’elle devient un acte artistique, est porteuse d’une certaine euphorie, d’un savoir qui peut toucher au sublime. Dans le même temps ce sont des musiques limitées dans leur forme, essentiellement et volontairement parce qu’il n’y a pas de réflexion de l’écriture.
La différence est donc énorme avec la musique savante, qui de son côté peut se retrouver absorbée et dévorée par cette fascination de l’écrit. Mais il existe quand même des parallèles entre ces deux mondes. Écoutez certaines œuvres de la première période spectrale et écoutez ensuite les Pink Floyd : la correspondance est saisissante ! |
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Quels sont vos projets ?
Je suis en ce moment en train d’écrire une pièce d’orchestre pour la Biennale de Munich qui sera jouée en mai prochain et qui continue l’exploration de l’infra-saturé. C’est une pièce ambitieuse, d’une heure environ, et qui ne sera pas achevée pour 2010. Je me laisse le temps de la réflexion, le temps de l’écriture. Il est plus que jamais crucial d’interroger notre pratique.
Ă€ voir :
Création française d'Introduction aux ténèbres, Espace de projection de l'IRCAM, Paris, le 20 novembre, par Romain Bischoff (baryton), Michael Chanu (contrebasse) et l'Ensemble Orchestral Contemporain dirigé par Daniel Kawka. |
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