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ENTRETIENS |
23 novembre 2024 |
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Le 14 janvier, au Conservatoire régional de la rue de Madrid à Paris, l'ensemble 2e2m joue la Conspiration du silence. De quoi s'agit-il ?
Cette œuvre existe dans deux versions différentes ; l’une, composée en 2003, pour trente-cinq instruments, et la seconde, en 2008, pour quatorze instruments. S’il s’agit d'une même idée poétique, il m’est rapidement apparu que l’expression de cette image sonore dans un espace instrumental plus restreint permettrait de donner une signification nouvelle à cette musique et, en opérant ce déplacement, de projeter les sons de manière différente, comme dans un miroir déformant. Le contraste entre la dramaturgie de la première version et de la seconde est, je crois, assez perceptible. Elle est liée à ce changement d'espace et d'instrumentation, passant de la masse d'un orchestre à celle d'un ensemble de quatorze musiciens.
J'ai souhaité y élaborer une dialectique centrée sur les rapports de couleur, d’épaisseur, de densité et de vitesse qui surgissent dès lors que la matière sonore et le timbre instrumental sont sculptés par l’écriture. Les variations de plasticité, de rugosité et de transparence sont le plus souvent caractérisées par le développement de textures saturées (bruits blancs, souffle, sons complexes), qui s'opposent, se superposent ou fusionnent. De ces contrastes naît une articulation du temps qui rythme la forme musicale. |
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De quelle conspiration parlez-vous ? La musique lutterait-t-elle contre le silence ?
Je me souviens avoir trouvé le titre assez vite au moment de la composition, car l'un des principaux aspects du projet consistait clairement à faire entendre une musique qui semble perpétuellement menacée par le silence, au bord de l'extinction. Mais à la finalité les moments de pur silence sont relativement rares...
J'étais bien plus intéressé par le son qui en émerge et par les fonctions du silence (silence dramatique, de résonance, interruptions, respirations, etc.), par les formes qu'il emprunte pour rythmer la dramaturgie d'une œuvre, que par le silence factuel. Un silence n'est jamais neutre. Cette pièce trouve aussi, je l'espère, sa cohérence dans l'économie de moyens que je me suis imposée. Malgré cela, je crois que la pièce elle-même est étroitement liée aux préoccupations qui animent mon travail depuis des années. |
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Vous faites partie de ces compositeurs français (Tristan Murail à New York, Philippe Manoury à San Diego...) qui vivent à l'étranger. Vous enseignez depuis septembre 2008 à l'Université de Berkeley. Comment vous sentez-vous en Californie ?
Parfaitement bien. Les collègues sont brillants et charmants, les étudiants intéressants, et j'ai du temps pour composer. Et s'il y a dépaysement, au sens exact du terme, Berkeley et San Francisco n'en demeurent pas moins des lieux singuliers aux États-Unis, puisque la présence de la culture française y est prégnante. La Californie et ces deux villes en particulier témoignent d'une tradition d'échange et d'affinités avec les compositeurs français (Grisey, Darius Milhaud y ont enseigné) et les philosophes (de même pour Jacques Derrida et Michel Foucault). Ce qui fait que même si je suis éloigné dans l'espace, l'Europe et la France ne sont jamais totalement absentes.
Pour ma part, je reviens fréquemment en Europe pour les créations et les concerts importants. J'imagine Berkeley comme un trait d'union entre les États-Unis et l'Europe. Ce qui se traduit dans les faits puisque nos étudiants partent souvent étudier à Paris (notamment à l'IRCAM) et que nous invitons chaque année des compositeurs et interprètes européens pour donner des masterclasses : Yan Maresz l'année dernière, l'accordéoniste Pascal Contet, l'altiste Christophe Desjardins, et l'année prochaine Beat Furrer. J'ai bien l'intention de développer cette tradition. |
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Comment se déroule votre emploi du temps ? Gardez-vous du temps pour la composition ?
Selon les semestres, j'enseigne alternativement une ou deux unités de trois heures par semaine ; il s'agit plus précisément de séminaires incluant bien sûr des cours de composition, mais également un enseignement plus technique. À cela viennent s'ajouter des cours de composition individuels. L'emploi du temps est souple, avec environ neuf heures d'enseignement, ce qui laisse du temps pour écrire. Le système universitaire est aussi flexible en ce qui concerne mes voyages, et l'organisation du calendrier ménage des périodes de congés non négligeables. |
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Les États-Unis vous ont-ils fait faire de nouvelles rencontres ou des découvertes artistiques marquantes ?
Même si je ne vis à Berkeley que depuis un an et demi, j'ai effectivement rencontré les musiciens des San Francisco Contemporary Music Players, qui ont donné une des meilleures versions de Digital que j'ai entendue. J'ai également des projets avec un autre ensemble, Earplay, également basé à San Francisco. Mais l'un des aspects de la vie musicale qui m'a le plus marqué est le rapport des compositeurs américains à l'aire d'expérimentation que représente l'écrit.
Pour moi chez qui le rapport à la composition trouve son épanouissement dans l'écriture, la relation qu'entretiennent un grand nombre de compositeurs américains avec la pratique écrite m'apparaît très différent, souvent mis en perspective par l'improvisation, les nouvelles technologies, voire une pensée théâtrale ou simplement extra-musicale. Et cette manière de vivre l'invention musicale est liée selon moi à une façon spécifique d'envisager les rapports sociaux, plus centrée sur la notion de collectif et de communauté.
Et tout cela m'interroge forcément. Pour cette raison, la rencontre avec cet environnement est très enrichissante en termes de recherche personnelle, identitaire. Elle interroge mon rapport au monde. |
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Percevez-vous une évolution dans votre parcours ?
Je l'espère, et cela provient du simple fait que je trouve souvent dans une pièce que je viens d'achever les raisons qui me conduiront à écrire la suivante ! En ce sens, la meilleure analyse d'une œuvre est peut-être la pièce que l'on écrira peu de temps après. Si j'ai conscience de développer des principes de composition à partir d'un certain rapport à la matière sonore, je ne le fais pas de manière systématique, et l'intuition joue un rôle important.
Notamment, la recherche que nous poursuivons avec Raphaël Cendo autour des phénomènes saturés (l'expression est empruntée au philosophe Jean-Luc Marion) en musique provient pour ma part d'une passion pour tout ce qui a trait à l'articulation de l'excès, à son écriture – j'entends par là l'excès d'informations, qui peut concerner tous les aspects du discours musical et créer un certain type de plaisir musical. La résidence de deux ans à la Villa Médicis, de ce point de vue, constituait le moment idéal pour une telle réflexion, puisqu'à Rome on est saturé par la beauté !
Mais il semble que le terme de saturation ait généré un certain nombre de malentendus, par exemple l'impression que nous développions des esthétiques nécessairement liées à la musique pop, alors qu'il s'agit plutôt d'utiliser le concept de saturation comme angle d'attaque pour envisager les différentes facettes du son et de la forme musicale.
En ce qui me concerne, je cherche toujours à réfléchir en permanence sur le type de sons que j'utilise, sur les conséquences de mes choix. La Villa Médicis m'a permis de disposer de temps pour composer bien sûr, mais aussi pour vivre cette étape. Ces résidences sont importantes car elles permettent de développer un style, une pensée. Et d'un point de vue strictement musical, je crois pouvoir dire que si les enjeux sont les mêmes, je tente désormais de projeter davantage l'énergie sonore dans la ligne individuelle et dans la forme, d'où mon intérêt actuel pour l'écriture vocale. |
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Quels sont vos projets immédiats ?
Après la création de Swing pour onze instruments à Donaueschingen par l'ensemble Ictus, je viens de terminer une pièce pour piano et percussion qui sera créée par le Duo Links dans le cadre du Festival Archipel à Genève en Mars prochain. Et je commence ces jours-ci de composer une œuvre pour soprano et ensemble écrite pour Donatienne Michel-Dansac et l'Ensemble Contrechamps.
J'ai l'intention d'écrire davantage pour la voix dans les années qui viennent, mais aussi parce que j'ai envie d'expliciter mon rapport à certains textes poétiques, et d'en extraire de nouvelles formes. Jusqu'à présent, la littérature, la poésie ont influencé mon travail mais de manière presque invisible, et c'est justement le cas pour la Conspiration du silence, dont l’économie de moyens m'a été suggérée par la lecture de certains textes de Beckett.
À part ces projets d'écriture, à la fin de l'année sera publié un second cd monographique avec l'Ensemble 2e2m, qui comprendra principalement des œuvres très récentes. |
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Pensez-vous revenir vivre un jour en France ?
Si l’on m'avait dit, il y a dix ans, que j'enseignerais et vivrais aux États-Unis aujourd'hui, j'aurais probablement été surpris ! Donc rien n'est jamais exclu, et il est un peu vain de faire des plans définitifs. Mais je suis heureux de cette nouvelle période à Berkeley, même s'il est important pour moi de revenir régulièrement en Europe et en France, de continuer à y travailler.
Du reste la plupart de mes créations ont lieu en Europe, même si j'ai également des projets avec certains ensembles américains. Dans tous les cas, ce départ aux États-Unis n'est en aucun cas un reniement ou un abandon. Je l'ai toujours envisagé d'abord comme la manifestation d'un désir, celui de nouvelles expériences.
Mais après cette résidence marquante à Rome, revenir exactement à la vie que je menais auparavant ne m'enthousiasmait pas autant que de vivre de nouvelles sensations. À ce moment-là s'est ouvert le concours pour le poste à l'Université de Californie. Comme dans le domaine de la composition, il me fallait faire un pas, avancer. C'était l'opportunité parfaite.
À voir :
Création française de la Conspiration du silence de Franck Bedrossian, 14 janvier à 20h, C.R.R de Paris, par l’Ensemble 2e2m. |
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