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ENTRETIENS |
23 novembre 2024 |
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Michel Cadiou, ténor
J’ai beaucoup chanté sous la direction de Paul Éthuin, à Rouen, et au Casino d’Enghien, où se tenait à l’époque une saison d’été : Mireille, Lakmé, les Pêcheurs de perles, mon répertoire habituel en somme, et puis Lucie de Lammermoor, le Noctambule et le Pape des fous dans Louise, Guillot de Morfontaine dans Manon. C’était un homme qui travaillait dans la rigueur, il était sévère, et il fallait savoir son rôle, ce qui était normal d’ailleurs. Mais quand on avait la chance d’être son ami, c’était formidable.
Il m’avait engagé pour Tosca à Rouen – pas pour Cavaradossi bien sûr, car j’étais un ténor plus léger. Donc je chantais Spoletta, qui a au premier acte une phrase très grave. Il riait à chaque fois et me disait : « Ouh là là ! Ça sonne bien ! » Il aimait beaucoup les chanteurs français, notamment les jeunes, et il allait au Conservatoire de Paris tous les ans pour faire son marché, disait-il. Il les engageait pour des seconds rôles et les aidait beaucoup. Il était aussi de très bon conseil pour ses jeunes collègues.
Il défendait très bien le répertoire français, mais il avait quand même un penchant pour Wagner. Les chanteurs allemands qui venaient à Rouen l’appréciaient beaucoup, et auraient bien voulu qu’il vienne en Allemagne. Mais il était assez casanier. Il a néanmoins dirigé à Tokyo, un Faust avec Alfredo Kraus, Nicolai Ghiaurov et Renata Scotto, dont il existe un enregistrement, et aussi en Sicile et aux États-Unis. Ma carrière a été jalonnée par beaucoup de représentations avec lui. Il m’aimait bien, et c’était réciproque. |
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Nadine Duffaut, metteur en scène
J’ai commencé ma carrière de chef de chant avec Paul Éthuin, à Rennes, pour une Tosca. Lorsqu’on passait entre ses mains, on connaissait une partition pour toute une vie. Il a suivi mon parcours professionnel, et j’ai eu la chance, et c’est très rare, qu’il devienne un de mes amis. Mon mari et moi allions le voir régulièrement chez lui, à Libourne. Il nous parlait de musique, de Wagner pour lequel il avait une passion, et nous faisait écouter ses enregistrements.
Il était l’un des meilleurs chefs que j’ai pu croiser, exigeant, mais d’une grande justesse. Lorsqu’on avait travaillé, il avait toutes les indulgences, mais il ne supportait pas les amateurs, et encore moins de se répéter : si au bout de deux fois, on n’avait pas compris ce qu’il voulait, c’est qu’on n’avait rien à faire dans ce métier.
C’était une terreur, mais avec probablement beaucoup plus d’humanité qu’il n’y paraissait, et surtout un amoureux de la musique et des partitions. Son rôle était de transmettre, et à partir du moment où il avait des exigences pour lui-même et la musique, il n’avait pas de temps à perdre. Il arrivait en trois lectures à mettre un orchestre en place et en route, puis on faisait de la musique.
Je me souviens d’un Angelotti qui avait oublié, parce qu’il avait un rendez-vous galant, de rester après son intervention pour attendre les réflexions du chef à la générale. Paul s’était penché vers moi et m’avait dit : « Tu vois, lui, on ne l’entendra plus jamais. » Et donc quand l’Angelotti en question entrait en scène, il faisait gronder son orchestre, et on ne l’a effectivement plus jamais entendu.
Il me racontait aussi qu’un jour, par fantaisie, alors qu’il dirigeait le Pays du sourire, il s’était penché sous son pupitre pour prendre un bol de riz, et avait fait mine de manger avec sa baguette pendant tout l’air de la pagode : la petite Mi riait tellement qu’elle n’avait pas pu chanter. Cela pouvait aussi être Paul Éthuin, aussi surprenant soit-il ! |
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Alain Vernhes, baryton
Paul Éthuin a beaucoup fait pour ma carrière, à tel point que lorsqu’il était directeur à Rouen, j’y ai chanté quatre opéras par an pendant quatre ans : Nilakantha dans Lakmé, mes premiers Scarpia, Marcello de la Bohème, et même Timur dans Turandot, alors que je ne suis pas une vraie basse – mais quand il avait une idée derrière la tête… Il n’était pas toujours très tendre, mais jamais agressif ou méchant. C’était un grand musicien, dur, rigoureux, mais juste, fidèle et sincère en amitié.
Comme Ernest Blanc et Robert Massard, je suis arrivé au chant après avoir eu une autre activité professionnelle, parce que j’avais une voix. Même en travaillant, je n’étais pas toujours impeccable musicalement. Mais Paul m’a toujours dit, c’était son grand leitmotiv : « Sois toujours prêt, et tu ne seras jamais contesté. » Un jour dans Andrea Chénier, il y avait une chanteuse qui n’était jamais en place, qui partait toujours trop tôt. Paul a arrêté l’orchestre et lui a dit : « Attends que je te donne le signal pour partir, parce que je me paye pour te faire partir. »
Ces derniers temps, quand j’allais à Bordeaux ou à Toulouse, nous allions le chercher à Libourne avec un ou deux copains, et l’emmenions au restaurant. Il était toujours très content de nous voir et nous faisait écouter de somptueux extraits de sa collection de cassettes audio – il enregistrait tout. J’espère que ses enfants la garderont précieusement, parce qu’elle a une valeur immense. |
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Raymond Duffaut, directeur des Chorégies d’Orange, conseiller artistique des opéras d’Avignon et de Massy.
Paul Éthuin faisait partie de la génération des Etcheverry, Dervaux, ces chefs au répertoire immense, capables de remplacer un collègue au pied levé dans n’importe quel ouvrage. Je l’ai connu en tant que directeur musical de l’Opéra d’Avignon, quand Gérard Boireau, qui a ensuite pris la tête du Grand Théâtre de Bordeaux, était directeur de la scène et metteur en scène. Je n’étais alors qu’un simple spectateur, certes déjà passionné, et pendant les quatre ou cinq années où ils sont restés à leurs postes respectifs, nous nous sommes liés d’une profonde amitié.
À cette époque, une maison d’opéra comme Avignon jouait un opéra tous les jeudis, et une opérette le samedi et le dimanche. À part un ou deux chefs invités dans la saison, c’est le directeur musical qui dirigeait tout, depuis les grands ouvrages de Wagner et Verdi jusqu’aux petites opérettes. J’ai continué à le suivre lorsqu’il a quitté Avignon pour prendre la direction musicale du Théâtre des Arts de Rouen, qui était considéré à l’époque comme le premier opéra de province.
On venait de partout, et particulièrement de Paris, pour le voir diriger les grands Wagner et les grands Verdi, qu’il faisait de manière extraordinairement professionnelle, dans des conditions artistiques auxquelles nombre de chefs ne pourraient plus faire face aujourd’hui : il faisait les lectures d’orchestre, retrouvait tout le monde avec une simple générale, et menait les représentations au succès de par son formidable métier.
Il avait la réputation d’être difficile, et d’avoir parfois mauvais caractère, mais il avait simplement l’exigence du travail bien fait. Un jour à Avignon, il a vidé de la fosse un timbalier semi-professionnel en l’excluant de la production ! Il a été invité quelques saisons à l’Opéra de Paris, et aussi aux États-Unis, notamment pour un Samson et Dalila avec Plácido Domingo. Mais il avait un tel attachement pour les maisons qu’il dirigeait qu’il n’a sans doute pas fait la carrière internationale que ses qualités auraient pu lui assurer. |
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Jean-Yves Ossonce, chef d’orchestre, directeur de l’Opéra de Tours et de l’Orchestre Symphonique Région Centre-Tours.
Paul Éthuin réussissait à présenter à Rouen des spectacles assez miraculeux sur le plan musical, grâce à sa faculté à rassembler des musiciens extrêmement compétents, avec lesquels il avait gardé des rapports très collégiaux. C’est le seul directeur musical que je connaisse qui convoquait ses supplémentaires en leur indiquant sur de petites cartes de visite les dates de la prégénérale et des représentations. Cela donnait dans la fosse des formations orchestrales d’un niveau hallucinant, avec des instrumentistes de l’Opéra et des orchestres de Radio France, qui après le service de l’après-midi prenaient leur voiture pour aller faire un Wagner à Rouen avec « Paupaul ».
Cette chaleur de vrai musicien, très exigeant et en même temps très amical, avait tout particulièrement frappé le tout jeune collègue que j’étais alors. Je devais lui servir d’assistant sur Mireille, puis sur Faust, et il a été d’une générosité terrible : il me faisait faire les répétitions à sa place en restant dans la fosse à côté de moi.
Il faisait très naturellement passer son expérience, son sens de l’humour, sa manière de faire en somme, celle d’une génération avec un très grand métier, et une énorme connaissance du répertoire, depuis de tous petits détails dans Mam’zelle Nitouche, la Fille de Madame Angot ou les Mousquetaires au couvent jusqu’à Salomé. Une génération de vrais artisans, à l’instar de Jésus Etcheverry, qui savaient aussi mener des théâtres et donner des spectacles formidables – ne surnommait-on pas Rouen « Bayreuth-sur-Seine », également grâce à la qualité des distributions ?
Je me souviens d’anecdotes qu’il racontait avec un œil bleu pétillant, rigolard, qui pouvait naturellement se visser dans l’acier quand quelque chose n’allait pas, ou encore de déjeuners extraordinaires, où il réussissait à faire oublier la différence d’âge, et plus encore d’expérience.
J’ai gardé pendant des années le rite de lui téléphoner ou de lui écrire quand je dirigeais une œuvre de son répertoire habituel, et je recevais généralement, soit un coup de fil, soit une petite carte. Une telle personnalité ne peut pas avoir d’héritier, parce que le rythme du répertoire à la française n’existe plus : il fallait monter les ouvrages en cinq ou six jours, et ça devait passer, pas casser. Il y avait à cette époque un amour incroyable de la musique et des choses bien faites. |
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