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ENTRETIENS |
21 décembre 2024 |
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Musicalement, le rôle d'Ariane exige une performance vocale et théâtrale qui nécessite une voix wagnérienne. Vous retrouvez à l’Opéra du Rhin celle qui avait incarné votre Isolde, Jeanne-Michèle Charbonnet. Comment avez-vous appréhendé avec elle la déclamation de la langue chantée de Maeterlinck, très différente de celle de Pelléas ?
Chez Dukas, c'est surtout l'orchestre qui est wagnérien, la voix reste dans une déclamation mélodique calquée sur les inflexions du langage parlé, un arioso cantabile. J'ai travaillé la partition très en détail avec Jeanne-Michèle. La moindre noire pointée fait sens. La prosodie est à la fois exacte et très profonde. Il y a quelques passages wagnériens à la fin du I et au II. Dans ces moments-là , évidemment, la langue est traitée d'une manière différente. |
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Au moment de votre découverte d'Ariane et Barbe-Bleue, qu'est-ce qui vous a le plus frappé, le texte ou la musique ?
Les deux. J'ai d'abord découvert Dukas, que je ne connaissais pas. J'ai découvert l'œuvre sur scène, pas au disque. J'ai tout de suite été ébloui par les couleurs de l'orchestre. Et puis le livret de Maeterlinck que je trouve plus puissant que celui de Pelléas, avec une dimension politique, poétique et métaphysique supérieure. On peut tout interpréter de différentes manières. Cette étrange allégorie d'une femme venant libérer les autres d'un tyran s'interprète aussi bien au niveau politique que métaphysique. |
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L'image du pavé qui brise le plafond de verre. Ariane est-elle une révolutionnaire ?
Clairement. Elle révolutionne le monde tout d'abord par sa beauté. Elle a déjà gagné lorsque le tyran plie le genou devant sa beauté. On est en 1907 et les activités révolutionnaires sont à l'œuvre dans le monde. Ariane est une révolutionnaire qui va connaître une grande déception car elle découvre qu'il ne suffit pas d'un caillou pour briser le plafond de verre.
Et puis, bien sûr, il y a ce coup de théâtre dans les cinq dernières minutes où l'on découvre que les forces opprimantes sont entièrement intériorisées par ces femmes qui représentent toute l'humanité. Toutes ces forces de délivrance ne suffisent pas et les femmes préfèrent leur soumission. |
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On a ici l’allégorie de la Caverne de Platon : les femmes retournent vers leur bourreau, vers l'ombre. Ariane se trompe-t-elle en cherchant à leur imposer la liberté ? Commet-elle une erreur de jugement, de naïveté ?
C'est une scène terrible, d'un courage poétique hallucinant. C'est le doute quant aux forces révolutionnaires qui s'expriment à cette époque-là . Maeterlinck, semble-t-il, n'a pas pu lire Freud, notamment Totem et tabou – cet ouvrage dans lequel on découvre qu'il y a des forces inconscientes à l'œuvre dans les sociétés et qu'il ne suffit pas de faire des lois ou la révolution pour les changer. |
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Pour les femmes prisonnières, la liberté que propose Ariane est matérielle mais aussi une forme d'oppression morale. Peut-on vraiment refuser d'être libre ?
Je constate aujourd'hui qu'il y a un découragement politique partout. L'œuvre nous parle encore très fort à notre époque. Il y a encore un amour de la servitude, des forces inconscientes dans le labyrinthe de notre société. |
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Cet opéra est un conte sans morale. Comment interpréter la fuite d'Ariane à la fin ?
C'est l'étrange rencontre d'un conte et d'un mythe. Les contes de Perrault sont moroses et Ariane n'est pas un conte moral, ou plutôt je dirais… initiatique. À la toute fin, elle dit : « Je vais où l'on m'attend encore ». Il y a peut-être à ce moment-là dans le cœur des spectateurs une attente de grand changement possible. L'attente n'est pas morte. |
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La mort est absente de cet opéra : on ne tue pas le Minotaure, ni Barbe Bleue, ni même les épouses. Seuls les paysans sont sanguinaires. Comment interprétez-vous leur présence ?
Ils incarnent le peuple, qui fantasme sur les actes de Barbe-Bleue avec ses épouses. D'ailleurs, je note que Barbe-Bleue n'est peut-être pas plus un assassin que Sade par exemple. Comme Sade, il n'a pas commis d'actes répréhensibles (sauf dans les livres) et c'est peut-être cela qu'ils ne supportent pas : un homme qui fait des choses mystérieuses dans son château avec des femmes qui veulent rester avec lui. Il y a aussi une figure de l'artiste, Maeterlinck s'imaginait lui-même en Barbe-Bleue. La fin c'est plus ambiguë qu'une vision marxiste. |
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En définitive, peut-on penser que seul Barbe Bleue est libéré, de lui-même, de ses pulsions ?
Je ne le crois pas. J'ai l'impression que Barbe-Bleue a une demande et qu'elle est comblée par la présence d'Ariane. S'il veut toujours une autre femme, c'est qu'aucune ne le comble, sauf Ariane parce que lui aussi a un désir de lumière. Il est libéré mais il est blessé aussi, mourant, il appartient à un monde qui finit. C'est Maeterlinck en somme. Il ne sera plus le même car il est blessé par la lumière. |
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On pourrait imaginer que Mélisande s'enfuit et que l'opéra de Debussy soit la suite d'Ariane et Barbe-Bleue.
C'est très étrange. Tous ces personnages féminins présents dans cet opéra apparaissent dans d'autres œuvres de Maeterlinck. Plus que les noms, il a repris les personnages : Bellangère meurt à la fin d’Aglavaine et Sélysette, Ygraine apparaît dans la Mort de Tintagiles. Alors, effectivement, on peut imaginer que Pelléas soit une suite d'Ariane, même s'il n'est pas si facile de les resituer dans une chronologie. |
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Quel statut accordez-vous au personnage muet d’Alladine ?
Elle est très importante. On la retrouve dans Alladine et Palomides où elle réclame toujours la lumière. Dans ma mise en scène d'Ariane, elle clôt quasiment la pièce par son ultime refus avant qu'Ariane ne parte définitivement. |
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Comment interprétez-vous ce silence de Barbe-Bleue pendant quasiment tout l'opéra ?
En le faisant si peu parler, j'y vois une volonté poétique de le rendre plus fantasmatique, plus mythique. Cela produit un effet étrange. J'ai tenu à beaucoup mettre en scène au-delà du texte ce personnage muet de Barbe-Bleue. |
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Ariane n'est pas une Carmen. Et pourtant chez elle aussi, l'amour ne se soumet pas Ă la loi. Aime-t-elle vraiment Barbe Bleue ?
Elle est séduite à mon avis. Elle le libère mais ne le tue pas. Ce n'est pas exactement une Carmen, mais elle en est très proche. Carmen est une révolutionnaire, elle incarne l'esprit de la Commune qui va arriver. Ariane, c'est l'esprit de la Commune qui perdure. Elles sont très proches par certains côtés, notamment la dimension politique. |
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Vous présenterez Pénélope la saison prochaine. L’ouvrage de Fauré formera-t-il un cycle avec Ariane ?
Ce sont deux pièces contemporaines, respectivement de 1907 et 1913. Toutes deux sont méconnues, un peu oubliées. Toutes deux ont un personnage central féminin qui attend quelque chose. Je souhaiterais les réunir autour de cette thématique de l'attente des femmes.
Ă€ voir :
Ariane et Barbe-Bleue de Dukas, mise en scène : Olivier Py, direction : Daniele Callegari, Opéra du Rhin, à Strasbourg les 26, 28, 30 avril, 4 et 6 mai ; à Mulhouse les 15 et 17 mai. |
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