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ENTRETIENS |
21 décembre 2024 |
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Paul Lewis, le style classique
Confiné à Londres, le pianiste Paul Lewis, natif de Liverpool, s’entretient avec nous sur son rapport au répertoire classique, ses développements dans Beethoven avec un nouvel enregistrement des Bagatelles à paraître. À 47 ans, il prend également le temps de revenir sur les rencontres marquantes de sa carrière, avec Bernard Haitink et Alfred Brendel.
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Avant toute chose, comment vivez-vous le confinement ?
Pour le moment plutôt bien. J’étais malade il y a deux semaines et vu les symptômes, il est fort possible que j’aie attrapé le Covid-19, ce qui voudrait dire qu’on a les anticorps chez moi. En tout cas, je l’espère ! Plus globalement, cette pause forcée me procure le « moment sabbatique » que je ne me suis pas accordé depuis des années. J’ai donc commencé à travailler des pièces dont je retardais jusque-là l’apprentissage, comme le Concerto en sol de Ravel. Cela me permet aussi de chercher dans de nombreuses directions, habituellement impossibles car non compatibles avec mes projets du moment. |
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Vous restez cependant très concentré sur le répertoire classique, de Haydn à Schubert, en passant par Mozart et Beethoven.
J’ai clairement toujours été fasciné par cette période. Je ne suis pas capable de vous dire exactement pourquoi, mais je vis la musique de ces compositeurs comme un défi permanent ; j’ai l’impression de toujours devoir faire plus lorsque j’y reviens. À chaque fois que je reprends un concerto de Beethoven, j’y découvre des choses que je n’avais pas vues auparavant.
Lorsque j’étais jeune, j’ai commencé avec le grand répertoire romantique – certains concertos de Rachmaninov par exemple. Mais je ne m’y sens pas aussi intégré que dans le répertoire classique, avec lequel j’ai toujours l’impression de développer mon approche, années après années. Je ne veux surtout pas dire qu’il y a supériorité d’un répertoire sur un autre, mais je ressens un lien beaucoup plus fort avec le répertoire classique. Je pense pouvoir y revenir sans inquiétude toute ma vie. |
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Vous deviez tout de mĂŞme reprendre en avril le Concerto pour piano de Grieg.
Oui, c’est une pièce apprise jeune, à laquelle je reviens parfois, parce que j’ai une grande affection pour elle. Je sais que certains la trouvent peut-être trop simple, mais c’est une partition d’un lyrisme et d’une honnêteté musicale rares. Elle a beau montrer certaines parties très virtuoses, elle possède du souffle. De Grieg, je suis aussi en train de regarder vers les Pièces Lyriques, de même que je travaille en ce moment certaines partitions pour piano de Sibelius. Je ne connaissais pas ce pan de répertoire du compositeur finlandais et j’y découvre des choses merveilleuses, qui intègreront mes récitals à partir de 2022. |
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Votre prochain album à paraître chez Harmonia Mundi revient à Beethoven, avec ses Bagatelles.
J’ai rejoué récemment les Variations Diabelli, et je les interprète aujourd’hui différemment d’il y a dix ans, lorsque je les ai enregistrées. Mais je ne crois pas que j’aurais le courage de les réenregistrer, et je ne pense pas qu’Harmonia Mundi me suivrait dans ce projet. À l’inverse, je n’avais encore jamais abordé les Bagatelles, et elles seront couplées avec d’autres pièces, comme la Fantaisie op. 77 par exemple, que j’apprécie particulièrement et qui est assez unique dans l’œuvre de Beethoven.
Czerny explique qu’ici, Beethoven se rapprochait de l’improvisation. Dans ce sens, je pense que c’est une partition vraiment importante, qui permet de savoir à quoi cela ressemblait lorsque le compositeur, dont c’était l’une des spécialités, improvisait. C’est très coloré, très libre, sans cette recherche de logique et de grande forme auxquelles on ramène souvent Beethoven. |
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Vous semblez aborder Beethoven comme une somme. Vous avez enregistré et vous jouez encore tous ses concertos et ses sonates, parfois sous la forme de cycles.
J’aime l’idée de peser et de comprendre toute l’évolution de certains compositeurs, de leur vie, de leur style, et donc de leur langage musical. Avec les sonates de Beethoven, vous pouvez vérifier et ressentir cette évolution, car elle s’étend sur une très longue période de sa vie, même s’il faut ajouter quelques partitions pianistiques pour aller jusqu’à la toute fin. En tant que musicien, mais aussi en tant que personnalité, sa vie est totalement retranscrite dans ce parcours et ses développements.
Un compositeur comme Schubert est différent. J’ai eu besoin de revenir à ses premières pièces au début, mais il y a clairement un événement marquant lorsqu’il devient malade, en 1823. Par la suite, tout a changé, et cela s’entend immédiatement dans sa musique, dans laquelle vous ressentez beaucoup plus d’intensité qu’auparavant. Donc aujourd’hui, je ne joue plus beaucoup les pièces de jeunesse de Schubert, alors que je redécouvre encore celles de Beethoven. |
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Pensez-vous aussi tendre un jour vers un répertoire plus ancien, et notamment Bach ?
Évidemment, je suis très admiratif de l’œuvre de Bach. Mais j’ai tenté d’y revenir il y a quelques années, de façon très nerveuse. Je crois que je n’ai pas joué assez Bach lorsque j’étais enfant, puis étudiant. Donc lorsque j’ai repris la Partita n° 1 en sib majeur, je l’ai trouvée très complexe à aborder.
Je dois jouer beaucoup plus ce compositeur avant de pouvoir y passer en concert et je crois que mon plan va être de repartir d’un enregistrement du Prélude de choral dans la transcription de Busoni, et d’y associer les motets transcrits récemment par le compositeur Thomas Larcher. En clair, de réaliser un enregistrement de transcription, avant de m’attaquer aux grandes pièces du compositeur. Je dois véritablement le pratiquer et le travailler plus avant d’avoir l’honnêteté de le présenter au public. |
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Vous accompagnez aussi parfois des Lieder.
J’ai en effet enregistré les cycles de Schubert avec Mark Padmore, que j’ai aussi accompagné au concert. La rencontre avec cet artiste a été incroyable, car c’est un chanteur tellement intelligent, qui ne cherche pas nécessairement à chanter en tant de tel, mais plutôt à raconter une histoire. Il travaille vraiment en profondeur sur le texte, tout en comprenant l’importance de la musique et à quel point elle est en lien pour le décupler. Cela m’a permis d’apprendre beaucoup sur Schubert, dans la connexion que vous pouvez faire entre le piano et la voix. C’est très impressionnant, et je ne pense pas que j’aurais la même approche de ses œuvres pour piano seul si je m’y étais enfermé exclusivement. |
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En mai 2019, vous jouiez avec les Berliner Philharmoniker, pour la dernière fois sous la direction de Bernard Haitink. On sait aussi que votre mentor est Alfred Brendel. Pouvez-vous évoquer ces grandes rencontres ?
J’ai joué avec de nombreux chefs, mais on construit avec certains une collaboration plus forte. Avec Bernard Haitink, nous avons fait de la musique ensemble pour la première fois en 2006, à Londres, puis nous nous sommes retrouvés régulièrement. Il y a quelque chose de très simple avec lui, de très naturel. On peut être tout à fait soi-même, tout en étant assuré qu’il contrôlera tout parfaitement. Il donne l’opportunité d’exprimer exactement ce que l’on souhaite, ce qui n’est pas toujours le cas avec d’autres, qui cherchent plutôt à ce que vous les suiviez dans leur vision.
Chez Alfred Brendel, son sens de l’histoire racontée m’a tout de suite fasciné. Je ressens tout le temps à quel point le fait qu’il joue du piano n’est pas important en tant que tel, mais dans le but ultime d’utiliser cet instrument pour en tirer tant de choses différentes, en termes de couleurs, d’orchestration, presque de voix humaine parfois. Sa capacité à définir les caractères, les sensations, finit par démontrer comment le piano peut être si différent.
À la fin des années 1990, il avait parfois deux pianos l’un à côté de l’autre et réussissait à démontrer comment vous pouviez en faire ressortir différentes teintes, combiner différentes sortes d’articulations et combinaison pour modifier le discours. Cela avait été pour moi une libération, qui me faisait sentir à quel point le piano n’était pas bloqué, mais dans un sens totalement infini. C’était très inspirant, et assez peu de musiciens ont cette capacité à dépasser l’instrument.
A Ă©couter :
Beethoven : Bagatelles. Paul Lewis, piano. CD Harmonia Mundi, parution probable en fin d’année 2020. |
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