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ENTRETIENS |
21 décembre 2024 |
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Vous commencez votre carrière comme répétitrice, cheffe de chant, puis devenez cheffe d’orchestre. Comment avez-vous décidé de cette évolution ?
Après presque quinze années d’expérience comme cheffe de chant, rôle très important dans l’opéra, parce que c’est le lien entre le chef d’orchestre et les chanteurs, j’ai voulu proposer mes propres idées musicales. Auparavant, j’avais étudié à la Juilliard School la direction de chœur, l’orchestration, l’harmonie, le tout pour évidemment lire au plus profond les partitions.
Déjà pendant ma longue collaboration avec Riccardo Muti, j’étais finalement devenue presque une assistante à la direction, car lorsqu’il n’était pas là , je devais gérer les choses à sa place. Donc autour de 2010, j’ai commencé à réfléchir véritablement à une évolution, j’en ai parlé à Riccardo et j’ai alors pris deux ans pour approfondir la technique de direction. Après ça, je me suis senti prête à plonger dans cette aventure, initiée par une occasion à Yale de diriger Così. |
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Après seulement quelques productions, vous arrivez à Liège, où vous êtes aujourd’hui depuis cinq saisons ?
Après quelques années avec des productions de plus en plus importantes, notamment à l’Opéra de Vienne, Stefano Mazzonis est venu me voir à Pesaro et m’a prévenu qu’il cherchait un nouveau chef à Liège. Il m’a donc proposé de faire mes débuts avec Jerusalem de Verdi en 2017, et le succès du spectacle a été tel qu’il m’a directement demandé de devenir directrice musicale.
Les trois premières saisons liégeoises ont permis de grands projets, un travail approfondi avec l’orchestre et les chœurs, puis il y a eu le Covid, puis la mort de Stefano. Malgré toutes ces difficultés, vers février de cette année, nous avons réussi à faire rouvrir le théâtre, sans public mais au moins pour retravailler avec les musiciens et proposer des représentations en streaming. Faire à nouveau de la musique ensemble était fondamental.
Maintenant, nous débutons ensemble la cinquième saison et jouons dès le deuxième spectacle un opéra russe. J’aime beaucoup cette balance actuelle entre le fait d’avoir son propre théâtre, qui permet de tenter des ouvrages où l’on ne vous attend pas, et une carrière internationale où qu’évidemment, comme je suis italienne et spécialisée dans le bel canto et Verdi, on me proposer avant tout cela. |
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Justement, Eugène Onéguine était loin du cœur de répertoire de Mazzonis ; comment avez-vous convaincu ce passionné d’opéra italien de monter un ouvrage russe ?
Il y a trois ans, nous étions en train de planifier la saison 2201-2022 et j’ai tout simplement proposé de monter ce chef-d’œuvre de Tchaïkovski, dont je suis tombée amoureuse à Baden-Baden il y a vingt-trois ans. Ce projet ainsi qu’un grand concert Wagner-Strauss ont aussitôt été validés, et j’ai alors demandé à Ildar Adbrazakov d’être notre Prince Grémine, ce qu’il a tout de suite accepté.
Pour être vraiment polyvalent et s’ouvrir à d’autres façons de jouer, il est intéressant, comme dans le symphonique, de toucher à tout. J’espère qu’Eugène Onéguine n’est donc pas une occasion unique et que dans le futur, on me proposera aussi ce répertoire, ainsi que de la musique germanique. |
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Les concerts sont parfois plus compliqués à proposer lorsque l’on est identifié comme chef d’opéra, comment souhaitez-vous entrer dans cette musique ?
J’ai la même approche que pour l’opéra et veux vraiment développer les concerts. En plus d’en diriger à Liège chaque saison, je vais faire prochainement mes débuts au Symphonique de Montréal. Puis je débute aussi à Vancouver et avec le Filarmonica della Scala. J’ai évidemment commencé ma carrière avec le chant, donc par l’opéra, mais en tant que pianiste, j’ai aussi beaucoup touché à d’autres répertoires et tiens beaucoup au symphonique.
Concernant les œuvres, la musique est pour moi totale et je veux toucher à tout. Cette saison, je vais par exemple diriger Mendelssohn, Mozart, Mahler ou Strauss. Il faut évidemment prendre le temps d’apprendre les partitions et ne pas ajouter trop de nouvelles œuvres trop rapidement, mais j’ai réussi à limiter au printemps les productions lyriques afin de me concentrer sur le symphonique.
Les compositeurs et les compositrices d’aujourd’hui m’intéressent également beaucoup, Jennifer Higdon ou Mason Bates par exemple, entre autres pour leurs ouvrages lyriques. Lorsque nous avons prévu le programme pour Montréal, je savais qu’ils voulaient jouer les Lieder d’Alma Mahler, mais je souhaitais aussi absolument ajouter la Barcarola de la compositrice contemporaine Paula Prestini. |
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Avec toutes ces évolutions, voulez-vous également garder votre répertoire, par exemple le bel canto, que les grands chefs quittent souvent une fois leur carrière lancée ?
Le bel canto est un répertoire que je ne me vois pas abandonner, comme certains chefs le font en effet dès qu’ils deviennent célèbres. Par exemple, je n’ai jamais dirigé en scène les Trois Reines de Donizetti, et j’ai un projet pour monter ces trois opéras, dont je n’ai porté que Maria Stuarda, en concert au Théâtre des Champs-Élysées. Je retourne toujours à ces œuvres, car elles possèdent une intimité et un style particulier qui me touche beaucoup.
Et puis il faut de la variété, mais on peut aussi la trouver en rejouant des ouvrages et si je prends l’exemple de Mozart, que j’interprète depuis toute petite. Mes idées changent tout le temps sur sa musique. J’ai dirigé déjà plusieurs fois Così et à chaque fois, mon approche différait. Cela dépend évidemment des chanteurs et de l’orchestre, mais aussi d’un changement de lecture du texte.
Musicalement, on peut avoir des idées pour un rôle, puis se retrouver avec un chanteur plus léger, alors on le fait plus vite et finalement, on peut trouver de belles choses auxquelles on n’avait pas pensé auparavant. Avec Mozart, les possibilités peuvent véritablement s’adapter et l’écart est très grand entre les interprétations des baroques et celles des grands classiques viennois. |
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Que cherchez-vous Ă exprimer lorsque vous dirigez ?
J’ai une idée fixe là -dessus, qui vient sans doute de mon expérience : je recherche toujours un lien entre le texte et les couleurs de l’orchestre, les accents, la dynamique… surtout dans le répertoire italien, où parfois la musique est écrite très succinctement, chez Bellini par exemple. J’adapte alors totalement le phrasé de l’orchestre à celui des chanteurs.
J’ai d’ailleurs approché de la même manière Onéguine, en ayant utilisé l’intégralité du livret dans les deux langues afin de voir comment m’y ajuster. Et puis à l’opéra, je fais partie de ces chefs qui assistent à toutes les répétitions ; je peux alors discuter et confronter mes idées avec le metteur en scène, ce qui offre beaucoup plus de solutions que si l’on n’arrive plus tard.
Dans le symphonique, il n’y a pas de texte, mais du coup le langage est sous-entendu dans le style et là aussi, je cherche à trouver les couleurs justes pour chaque moment. Parfois, le temps de répétition est un peu court, donc on ne peut pas construire totalement. Dans un ouvrage contemporain à l’inverse, vous avez tout à créer et il faut prendre le temps de travailler avec l’orchestre, qui en plus n’est pas influencé par de précédentes interprétations de la partition. |
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Avec déjà autant de projets, comment voyez-vous le futur ?
J’aime que le destin me surprenne et me porte. Je n’ai pas de plan prédéfini ni de but précis, je veux aller sur ma voie, continuer à faire ce que je fais de la meilleure des façons. Ce que je fais doit avoir un sens, et pour le reste, j’aime cette phrase du Padre Gardiano dans La Forza del destino : « Chi può leggere il futuro? » (Qui peut lire le futur ?). |
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