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ENTRETIENS |
22 novembre 2024 |
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De loin, un orgue ressemble soit à une méchante commode avec une drôle de vaisselle tubulaire, soit à un gros buffet dans lequel un plombier indélicat aurait entreposé ses canalisations et son nécessaire à souder. Mais parfois, si l'on entend l'armoire gronder, c'est que le plombier y est à son office. De derrière la console, le bougre se trouve aux commandes d'un véritable orchestre de tuyaux de bois ou d'étain, et il hésite rarement à les utiliser à plein tube. Or, même s'il n'en sort que du vent, la puissance et la fureur de la bourrasque sonore donnent facilement l'impression au zingueur qu'il va galvaniser l'église. Mais face aux torrents qui se déversent de la tribune, le quidam auditeur risque facilement la noyade et sa seule bouée est souvent la sortie.
Jean Boyer, lui, n'entend rien à la plomberie et le vent qu'il laisse échapper de ses orgues n'a pas connu Staline. Quand il joue, chaque registre laisse suggérer qu'il y a réellement un flûtiste, un hautboïste, un gambiste ou un contrebassiste qui sont venus lui prêter autant de bouches et de bras, en catimini derrière les tuyaux. Les inflexions qu'il dessine pour chaque lignes semblent sculptées dans la brise, et s'il lève parfois des alizés, c'est pour souffler la gloire à laquelle les partitions de Bach, Schumann ou Liszt aspirent légitimement. Il faut écrire que Jean Boyer a pour lui une science du toucher sans pareille : le talent de faire trembler certains accords de manière si troublante que l'on croirait la nef bouger et le vaisseau de l'église lever l'ancre.
Comment expliquer qu'un tel talent soit si peu connu ? Cela tient d'abord à la volonté d'un artiste qui se veut d'abord artisan et qui n'a cure des trompettes de la renommée. En plus de vingt ans de carrière, il n'a consenti à se laisser enregistrer que cinq fois, et s'il a obtenu un Grand Prix du disque dès le premier, il n'en pas pris pour autant le goût de se laisser coucher sur la bande magnétique. " Trop de travail pour un résultat insignifiant " laisse-t-il échapper avec un air d'écolier pris en défaut d'avoir négligé ses devoirs. Il faut pourtant écouter sa gravure des 18 Chorals de Leipzig de Bach (STIL n° 0607 SAN 88 et 1007 SAN 88), jamais comme ici, l'orgue n'a su faire oublier qu'il n'était qu'une grosse machine à tringles et à tirettes.
Mais on l'aura compris, c'est d'abord au concert que Jean Boyer aime à se faire entendre. Le Festival d'Art Sacré l'invite justement à célébrer François Couperin dans l'Église St Gervais dont le compositeur fut titulaire. Si l'orgue n'a sans doute plus toutes les qualités de sa jeunesse, gageons que Jean Boyer saura réveiller ses meilleurs jeux, notamment du côté des hanches. Il sera accompagné des Pages de la Chapelle pour une Messe des Paroisses qui va assurément provoquer des conversions, tout au moins à la verve mélodique d'un jeune Couperin qui ignorait encore tout de la galanterie, mais rien du talent de grandir ses ouailles.
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Jean Boyer, pourquoi ĂŞtes-vous si rare au disque ?
En fait, je dois énormément au disque, car c'est par ce biais qu'étant jeune, j'ai découvert de magnifiques instruments et de grands interprètes comme Michel Chapuis, Francis Chapelet et bien d'autres. Mais aujourd'hui, le disque s'est laissé submerger par la quantité et un enregistrement d'orgue, même de qualité, a peu de chances d'être remarqué. Il faut hélas constater que beaucoup d'organistes (contrairement aux autres instrumentistes) n'existent aujourd'hui que par le disque et non par le concert. C'est une situation bien étrange. En ce qui me concerne, je trouve que l'investissement requis pour l'enregistrement d'un disque est trop grand en regard du résultat. Je n'ai tout simplement pas le temps. De plus, les conditions du studio, même reproduites dans une église, ne me procurent aucun plaisir à la différence d'un enregistrement public ; c'est à la limite ce que j'accepterais. |
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D'oĂą vient votre passion pour l'orgue ?
Mes parents étaient musiciens et mon père organiste, élève d'André Marchal. Baignant dans cette atmosphère, j'ai été très tôt attiré par l'orgue. Puis j'ai eu la chance de travailler avec Xavier Darasse qui est arrivé pour créer une classe à Toulouse en 1967. |
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Qu'avez-vous particulièrement retenu de son enseignement ?
J'ai beaucoup appris au niveau du toucher et des techniques pour aborder le clavier À l'époque, il était un pionnier. Il était très fantaisiste et refusait la grisaille sonore. L'imagination était primordiale et quand on était son élève, on ne pouvait pas rester indifférent à son approche originale de la musique. Avec le recul, je réalise combien son enseignement fut déterminant pour moi. |
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L'orgue Ă©tant un instrument Ă son fixe, comment construit-on son toucher avec lui ?
Il faut distinguer deux phases : l'attaque et le relevé. Sur la première, on ne peut pas faire grand-chose : le vent rentre violemment dans la soupape et on en perd le contrôle dès qu'elle s'ouvre. En revanche, quand vous tenez la touche appuyée et que vous la laissez remonter progressivement, vous pouvez contrôler la soupape jusqu'à sa fermeture intégrale. Par le relevé s'obtiennent toutes les variations possibles de toucher et donc d'expression. Qui ne contrôle pas le relevé ne peut avoir un beau toucher, car presque tout réside dans cette phase. |
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On a beaucoup comparé le toucher au clavecin et à l'orgue, tous deux instruments à sons fixes, mais sont-ils si comparables ?
Les clavecinistes contrôlent aussi le relevé mais cela n'a rien à voir avec le modelé du son à l'orgue, les deux instruments sont fondamentalement différents. Autrefois, les organistes étaient aussi clavecinistes, au XIXe, ils étaient également pianistes. Ils savaient adapter leur technique à chaque instrument. Dans les années 1950-1960, on a voulu doter l'orgue d'une mécanique extrêmement légère, en voulant imiter par là le clavicorde ou le clavecin. Cette tendance s'est beaucoup accentuée depuis et je la désapprouve. Une mécanique d'orgue idéale n'est pas forcément légère et ultra sensible. Bien plus importante est l'adéquation entre la mécanique, le vent et l'harmonisation de l'instrument. Ainsi, un orgue du XVIIe italien requiert une mécanique volubile et légère, un grand orgue allemand de type Schnitger demande de la résistance au niveau du toucher. Les instruments historiques dont nous disposons révèlent que les anciens savaient toujours établir cette indispensable connexion entre la mécanique et le son. |
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Mais en son temps, Bach ne se plaignait-il pas de la lourdeur de ces instruments ?
Bien sûr, il y a des limites et Bach avait bien raison d'être exigeant. Mais j'ai joué récemment à Freiberg, sur le magnifique Silbermann de la cathédrale. C'est un instrument qui permet beaucoup de subtilités tout en nécessitant un investissement physique important. |
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Bach était expert en facture instrumentale, et particulièrement dans l'orgue. Qu'attendez-vous personnellement d'un tel instrument ?
Par définition, un orgue est pluriel. Je n'aime pas un type d'orgue en particulier mais ceux qui ont du caractère car il s'instaure entre interprète et instrument un dialogue, parfois aussi une lutte. Un instrument qui a du caractère vous pousse dans vos derniers retranchements. On peut arriver avec toutes sortes de théories et de grandes réflexions, et essuyer un refus très net de l'orgue. Il faut alors tout remettre à plat et composer avec lui. Si vous n'acceptez pas ce postulat qui est assez contraire à la relation habituelle instrumentiste-instrument, surtout ne jouez jamais d'orgue ! Je regrette que tant d'organistes aient une attitude agressive avec leur instrument et qu'ils donnent, en jouant, l'impression de dresser une bête fauve. On ne se joue jamais contre un instrument mais avec lui. |
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Vous jouez fréquemment aux États-Unis et au Japon : quels types d'instruments y trouve-t-on ?
Les États-Unis ont développé depuis plusieurs décennies une facture d'orgue du plus haut intérêt. Charles B. Fisk fut un grand découvreur et il n'hésita pas à construire, dès 1971 pour Boston, un instrument inspiré du Silbermann de Marmoutiers. En 1981, il a aussi réalisé un orgue du plus pur style allemand du Nord avec tempérament mésotonique, soufflets cunéiformes et feintes brisées pour le Wesllesley College dans le Massachussets. Malheureusement trop tôt disparu, ce grand génie a suscité en Amérique un intérêt pour une facture d'une grande pureté de style. Des facteurs comme Branbow, Taylor and Boody, Frits ou Monetaka sont réellement au sommet de ce qui se fait actuellement en matière d'instruments dans le style ancien. Mais si les travaux dans ce domaine sont très pointus, il existe aussi aux USA un nouveau type d'orgue dit "éclectique" dont la manufacture Fisk assure désormais la promotion. Ces instruments qui mélangent plusieurs styles de facture provoquent beaucoup de scepticisme en Europe, mais j'ai joué l'année dernière, à Yokohama au Japon, un orgue de Fisk combinant plus ou moins la facture allemande du Nord XVIIe et celle d'un orgue symphonique franco-anglais. Il faut entendre et jouer pour le croire, c'est réellement extraordinaire.
Cela fait d'ailleurs une trentaine d'années que le Japon dote toutes ses salles de concert d'orgues monumentaux. Ainsi peut-on jouer partout là -bas la 3e symphonie de Saint-Saens ou la 2e de Mahler avec un vrai orgue. Que nos directeurs de salles de concert en prennent de la graine ! De plus, les Japonais sont amoureux de la culture occidentale et ils n'ignorent plus rien de l'interprétation de la musique baroque (voir l'exemple de Masaaki Suzuki). Ils ont à présent de magnifiques instruments baroques. La culture française, en grande partie sous l'impulsion de Michel Chapuis, y est largement présente et beaucoup de nos facteurs d'orgues y ont construit de magnifiques instruments. |
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Votre répertoire est vaste, des Virginalistes à la musique contemporaine, mais qui inscrivez-vous au sommet de votre panthéon musical ?
Je pense que l'âge d'or a été le début du XVIIe. Frescobaldi, Sweelinck, Correa de Arauxo, Titelouze et bien d'autres ont laissé des polyphonies admirables qui comptent parmi les plus accomplies jamais écrites pour l'instrument. Bach doit beaucoup à cette école et il est le seul, depuis, à avoir renoué avec la grande tradition de la polyphonie qui est le véritable idiome de l'orgue. |
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Comment imaginez-vous le personnage de Bach quand vous interprétez ses oeuvres ?
"Quand on aime un compositeur, on aimerait tout savoir de lui, jusqu'à la manière dont il noue sa cravate" disait Schoenberg. En ce qui concerne Bach, on a peu d'éléments concrets sur sa personnalité. Mais on a des partitions qui en disent finalement très long. Quand je lis ses pièces, j'essaie de m'interroger sur tout. Pourquoi tel passage est-il écrit comme ceci et non autrement ? Bien entendu, je n'ai pas toutes les réponses mais en lisant attentivement, il y a tellement d'indices à découvrir. |
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Vous venez d'aborder l'Art de la Fugue, qu'y avez-vous décelé ?
Je suis de plus en plus persuadé qu'en dépit de sa rédaction tardive, cette oeuvre a préoccupé le maître une bonne partie de sa vie. L ‘écriture de ces contrepoints peut révéler d'assez sensibles différences de technique. Les singuliers contrepoints-miroir sur le choral Mit Fried und Freude de Buxtehude n'en seraient-ils pas le point départ ? Pendant longtemps, je n'ai pas osé m'approcher de ce monument et je suis heureux d'en avoir enfin entrebâillé la porte d'entrée. Mais, comme les pyramides, il ne saurait livrer d'emblée tous ses secrets. |
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À Toulouse, vous avez joué le fameux contrepoint inachevé en gardant l'inachèvement, pourquoi ?
J'ai hésité et j'hésite encore à conclure de cette manière. J'ai essayé beaucoup de solutions. Je l'ai aussi joué en le terminant d'une manière franche avec une cadence, mais ce n'est pas très convaincant : cette fin qui part en lambeaux me désoriente. L'effet théâtral qu'elle produit est contraire à l'esprit de l'oeuvre. On imagine le drame (totalement romancé d'ailleurs) : Bach tombant de sa chaise, sa plume à terre
Cette illusion dramatique que le public aime et attend avec impatience en retenant son souffle est terriblement réductrice dans une oeuvre non théâtrale. L'appartenance du contrepoint inachevé à l'oeuvre elle-même est encore sujette à caution malgré de très convaincantes démonstrations. D'un autre côté, c'est une évidence que pour des raisons de tessiture et aussi de partage des voix, l'Art de la Fugue n'est pas seulement une oeuvre de l'esprit mais était destiné au clavecin, Gustav Leonhardt l'a magistralement prouvé. |
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En tant que professeur, comment appréciez-vous la situation de l'enseignement de l'orgue en France ?
La France a deux atouts formidables : un parc instrumental très riche et un engouement réel pour l'instrument. La majorité des conservatoires et des écoles de musique ont maintenant des classes d'orgue bien remplies. Mais il y a aussi des faiblesses comme si rien n'était encore bien structuré. À l'époque de Marcel Dupré, il y avait un enseignement officiel, parisien, rigide et centralisateur, axé sur la technique instrumentale et l'improvisation. Puis, avec la découverte des orgues anciens, tout a été remis en question. Mais au moment où les digues ont sauté, l'euphorie de la découverte est allée un peu à l'encontre d'un apprentissage raisonné de la liberté. En France, on manque aujourd'hui d'un peu de rigueur et de repères solides en matière de technique et de clarté de l'expression. Mais il y a matière à être optimiste, car il y a beaucoup de bons professeurs. |
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La notion d'École française a-t-elle un sens pour vous ?
Pour l'orgue, comme pour tous les instruments, l'interprétation souffre un peu désormais d'une "internationalisation" qui uniformise les manières de faire. On peut le regretter. Le disque en est très probablement à l'origine. On peut aussi se réjouir de ce que le brassage des idées ait ouvert quelques horizons à une culture musicale française incestueuse et trop convaincue de sa suprématie. Aujourd'hui, la jeune école est brillante et renommée. Elle s'attache désormais à préserver et promouvoir le goût français sans ignorer et mépriser souverainement celui de nos voisins. |
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Pour revenir au disque sur lequel vous ĂŞtes si rare, si vous deviez offrir un disque d'orgue Ă un ami, quel serait-il ?
L'été dernier, j'ai entendu en concert Anner Byslma dans les Suites pour violoncelle de Bach. Ce concert m'a littéralement bouleversé et j'ai immédiatement pris conscience du chemin que les organistes pourraient encore parcourir. Non pas en imitant le violoncelle, car je suis agacé par cette théorie qui voudrait que l'orgue imitât constamment un autre instrument, mais en perfectionnant encore leur technique. Quelle magnifique sensation de liberté et de fantaisie en écoutant Byslma, alors que le moindre détail semble avoir été travaillé de manière artisanale une vie durant. Je me suis immédiatement procuré le dernier enregistrement d'Anner Byslma. Mais si beau soit-il, pourquoi offrir un disque à un ami, alors qu'on peut lui offrir une place de concert ? |
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