L'héritage réapproprié |
Dimitri Chostakovitch (1906-1975)
Intégrale des quatuors à cordes
Quatuor Danel
Marc Danel, violon I
Gilles Millet, violon II
Tony Nys, alto
Guy Danel, violoncelle
5CD Fuga Libera FUG512
Le quatuor Danel est né pour jouer Chostakovitch. Encore étudiants, ses membres sont invités par Berlinski, le violoncelliste de l'éminent quatuor Borodine, pour travailler l'intégrale des quatuors de Chostakovitch pendant trois mois à Aldeburgh. Le plus grand des compositeurs soviétiques accompagne dès lors les Danel pendant tout leur parcours. D'autant que leur travail, non seulement avec les membres du quatuor Borodine mais aussi avec l'altiste du quatuor Beethoven, Droujinine, fait d'eux les légataires d'un héritage puissant.
Le cachet sonore des Danel est proprement fascinant quand on sait que ses membres sont principalement français : un son tendu de l'intérieur, âpre, coupant, modulant en densité suivant l'expression, qui relève d'un russisme pleinement assimilé. Techniquement, on ne trouvera pas d'interprétation aussi parachevée, en filiation directe avec le Quatuor Borodine, avec cette cohésion extraordinaire, cette lisibilité parfaite de toute les voix jusque dans les passages furioso.
Le timbre est constamment au service de l'intensité expressive, de la gestion du vibrato à l'incroyable incorporation de la moindre saturation sonore dans la matière, en passant par des pizzicati sidérants. On distingue nettement la science, le parachèvement des Borodine, sans jamais que les Danel ne passent pour de simples épigones. Un enregistrement qui se situe bien au-delà d'un extraordinaire exercice de style car les Danel ont leur personnalité propre, leur manière bien racée. Il s'agit d'une réappropriation totale d'un héritage revivifié qui place indéniablement les Danel à l'acmé de l'interprétation chostakovienne.
Dans cette intégrale magistrale de bout en bout, on ne mentionnera que quelques détails parmi une foison : le drame implacable du 8e quatuor et la béatifique fragilité du thème de Lady Macbeth énoncé par le violoncelle dans le quatrième mouvement, la puissance centrifuge du Scherzo du 10e quatuor suivi d'une passacaille déchirante, la maîtrise incroyable du phrasé et des couleurs dans le 11e quatuor. Peut-être le 15e quatuor, moins visionnaire, est-il un tout petit cran inférieur, mais c'est compter sans l'invitation salutaire à reconsidérer tout à fait les 1er, 6e, 11e et 14e quatuors, que l'on pouvait percevoir jusqu'alors comme mineurs dans d'autres intégrales.
À noter que le niveau d'exigence en concert peut être encore supérieur et que l'aventure se poursuit aujourd'hui avec un tout jeune altiste, Vlad Bogdanas, qui a assimilé en un temps très court toutes les données stylistiques d'un travail longuement mûri. On se prend alors à rêver à une seconde intégrale dans quelques temps. En attendant, on se réjouira d'une intégrale programmée au mois de décembre salle Cortot, à ne rater sous aucun prétexte !
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