Car le metteur en scène russe, axé sur l'aliénation mentale d'Hermann, archétype du héros byronien à la psyché torturée, situe l'intégralité de l'action dans les murs glaciaux d'un hôpital psychiatrique, option radicale qui tire largement le texte mais qu'on nous pardonnera de trouver forte, en ce sens qu'elle présente une saisissante plongée au cœur de la folie, aussi réductrice soit-elle en ne retenant qu'une des composantes multiples de l'opéra. Point de somptuosité pétersbourgeoise en effet, point de fête ni de bal en grande pompe, seulement une partie de colin-maillard entre les malades.
Dans cet univers où le héros revit sans cesse son cauchemar, Vladimir Galouzine crève l'écran, acteur fabuleux et possédé par cet emploi qui lui colle à la peau, jusqu'au-boutiste dans sa dégénérescence mentale sans jamais sombrer dans le ridicule, y compris dans les multiples gros plans. La voix est ce qu'elle est, énorme, monolithique, barytonante au possible et engorgée, mais grâce à l'image, on ne sort pas indemne de pareille expérience.
Paille de la distribution, Hasmik Papian n'est en Lisa que stridence du médium, air sur la voix et émission geignarde. De même, Nikolai Putilin demeure bien poussif et plébéien en Tomski. Le reste du plateau se tient, de la Pauline vibrante de Christianne Stotijn à l'Eletski superbement chantant, un rien neutre d'expression, de Ludovic Tézier, en passant par la Comtesse encore très en voix d'Irina Bogatcheva.
Le Choeur de l'Opéra de Paris sonne comme un choeur russe, ce qui n'est pas forcément un compliment, mais chacun y est investi et crédible en scène, les femmes surtout. Les belles couleurs de l'orchestre, des bois notamment, résistent au mieux aux ravages de la battue lente, d'une pesanteur absolue de Gennadi Rozhdesvensky, qui ajoute au poids du visuel et, curieusement, se sort le mieux du pastiche mozartien, même si certains passages dramatiques décollent eux aussi de la chape de plomb générale.
De petites coupures dans les scènes de foule, certaines répliques détournées pour mieux coller à la mise en scène, les inévitables moments où le visuel jure avec le texte chanté, certaines étroitesses aux entournures – le personnage mal défini de Lisa notamment – exposent les limites d'une démarche ambitieuse et osée qu'il faut avoir vu quand on aime la Dame de Pique.
Que les amateurs de lecture au premier degré se rassurent toutefois, Philips a dans son catalogue une représentation filmée en 1992 au Théâtre Mariinski, dans la mise en scène sans aucune mauvaise (ni bonne) surprise, d'un académisme et d'un classicisme parfaits, de Yuri Temirkanov – le même qui dirige la Philharmonie de St-Pétersbourg –, respectant scrupuleusement les rouages du livret et restituant tous ses fastes, exaltant même l'aspect collage, mélange de styles, avec notamment un intermède de Daphnis et Chloé d'un kitsch délicieux, et d'inénarrables fonds de décors en toiles peintes.
C'est bien ici en tout cas qu'il faut découvrir l'opéra pour l'apprivoiser, en saisir l'intrigue, dans cette représentation d'excellente routine servie par un orchestre sachant son Tchaïkovski sur le bout des archets et par la baguette contrastée de Valery Gergiev, qui sait toujours provoquer quelques belles éruptions – loin toutefois de la géniale lame de fond de Tugan Sokhiev à Toulouse ce mois-ci – et ménager aussi des plages de détente bienvenues, parfois au bord de l'alanguissement.
La distribution rassemble l'Hermann idéal de Gegam Grigorian, beau timbre clair et jeune, juste assez vaillant, qui rappelle à l'heure du triomphe sans partage de Galouzine que le rôle peut être bien chanté sans rien perdre de son impact, la Lisa ardente de Maria Guleghina, assez quelconque de timbre mais au moins engagée, le Tomski parfait de Sergei Leiferkus, diseur génial à l'aigu d'une rare facilité, la Comtesse sans doute un peu standard mais admirablement aigrie et vociférante de Ludmila Filatova, et, perle des perles, la divine Pauline d'Olga Borodina, dont la romance touche au sublime. Seul l'Eletski bien en voix mais à l'intonation approximative d'Alexander Gergalov demeure en retrait.
La prise de son, dont le niveau de gravure a tendance à fluctuer, l'atonie du public et la caméra prévisible de Brian Large n'enlèvent rien à cette production qui reste le premier choix au DVD, à condition de faire par la suite acte d'un peu plus d'audace
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