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SELECTION CD |
22 décembre 2024 |
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Énergie chambriste
Johannes Brahms (1833-1897)
Quintette pour piano et cordes en fa mineur op. 34
Jean-Frédéric Neuburger, piano
Quatuor Modigliani
Zwei Gesänge pour mezzo-soprano, alto et piano op. 91
Andrea Hill, mezzo-soprano
Laurent Marfaing, alto
Jean-Frédéric Neuburger, piano
Enregistrement : TAP, Poitiers, septembre 2010
1CD Mirare MIR 130
Depuis le début de l’année, les publications discographiques consacrées à Brahms occupent d’une certaine manière le devant de la scène, notamment chez Mirare, qui s’illustre dans trois parutions quasi simultanées. Signe de l’expansion de la pratique de la musique de chambre au plus haut niveau, ce CD consacré au Quintette avec piano op. 34 par le jeune Quatuor Modigliani atteste en outre l’excellente santé des formations françaises.
Vision énergique, passionnée, qui n’a pas peur de l’engagement, impression renforcée par une prise de son très physique, au niveau de gravure élevé. Cette optique au romantisme fiévreux, tout en arcs de tension, débarrassée des brumes nordiques trop souvent associées à l’univers du Maître de Hambourg, ne se vit jamais au détriment de la structure, comme en témoignent des transitions très soignées.
La couleur écorchée du violoncelle, l’ampleur quasi symphonique du piano de Jean-Frédéric Neuburger, jamais cantonné au remplissage et à la fonction de pilier harmonique, le contrôle très rigoureux du vibrato chez les violons, permettant d’exalter le foisonnement harmonique du langage, les teintes plus que jamais caméléon de l’alto accouchent particulièrement de l’un des Scherzos les plus captivants d’une discographie qui ne manque pas de références.
Bien superflus si l’on considère la neutralité expressive et la blancheur du timbre d’Andrea Hill, qui se contente de produire du son là où on attendrait du sens, les Zwei Gesänge pour mezzo-soprano, alto et piano minorent la note globale du disque. On eût largement préféré une autre pièce de résistance du répertoire chambriste brahmsien comme complément, dans ce CD qui reste court (cinquante-trois minutes).
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La grâce douloureuse
Johannes Brahms (1833-1897)
Variations sur un thème original en ré majeur op. 21 n° 1
KlavierstĂĽcke op. 76
Rhapsodies op. 79
Intermezzi op. 117
Adam Laloum, piano
Enregistrement : Ferme de Villefavard, novembre 2010
1 CD Mirare MIR 131
Passé par les Conservatoires supérieurs de Paris et Lyon, à tout juste 24 ans, Adam Laloum signe avec ce premier disque une entrée remarquée dans le cercle des pianistes d’exception, et ce dans un répertoire d’une totale exigence. Aucune fanfaronnade ni romantisme de pacotille dans cette sélection de pages brahmsiennes opérée tel un savant programme de récital.
On est frappé d’emblée par l’éventail infinitésimal des dynamiques, le calibrage millimétré des attaques, de la texture, de la densité de chaque accord, le contrôle absolu des plans, l’élaboration patiente des crescendi, autant de qualités rarement réunies chez des pianistes autrement confirmés.
Laloum souligne la richesse et la complexité tentaculaire de l’harmonie brahmsienne, toujours dans la suggestion, jamais à la manière de la froide exégèse ou du narcissisme tellement en vogue. La continuité organique – on aurait presque envie de dire l’intégrité – des Variations en ré majeur op. 21, si tributaires de l’influence schumannienne, tisse avec une force intérieure sa toile avec un sentiment d’arche infinie évoquant le second mouvement de l’Opus 111 de Beethoven.
Ce piano ignorant toute dureté, toute brutalité au profit de la seule plénitude du chant triomphe de la temporalité brahmsienne par ses variations de tempo très ténues – Capriccio n° 2 de l’Opus 76, au détaché par ailleurs idéal ; Intermezzo n° 7 disant au travers de formules répétées miraculeusement variées une humeur d’une perpétuelle instabilité –, tel un manteau d’Arlequin.
Pour autant, le jeune pianiste ne se cantonne en rien à la seule caresse, comme le démontre la saine virilité de la coda du Capriccio n° 5, mais il sait toujours en garder sous la semelle et ne fonce jamais tête baissée dans l’excitation, privilégiant au contraire la gradation – Première Rhapsodie op. 79, d’un agitato au départ très relatif.
On atteint les sommets dans les trois Opus 117, tout en résignation lumineuse, en contemplation hypnotique, d’une poésie raréfiée – la magnifique retenue, murmurée, baignée de douce lumière, de la reprise du thème principal du Premier Intermezzo, après un épisode central d’un dolorisme inouï ; la dissolution terminale, comme anéantie de tristesse, du Troisième Intermezzo.
Adam Laloum a l’exacte grâce douloureuse de ces pages crépusculaires, confessions automnales en bribes quasi muettes du journal intime d’un Brahms au soir de sa vie. Un bréviaire pianistique.
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Un Attila du clavier
Johannes Brahms (1833-1897)
Concerto pour piano et orchestre n° 2 en sib majeur op. 83
Variations sur un thème de Paganini op. 35b
Danses hongroises n° 1, 2 et 4
Boris Berezovsky, piano
Orchestre philharmonique de l’Oural
direction : Dmitri Liss
Enregistrements : Live, Ekaterinenburg, Russie, novembre 2010
1 CD Mirare MIR 132
Après la subtilité absolue d’Adam Laloum et le romantisme exacerbé des Modigliani, le Brahms de Boris Berezovsky paraîtra bien fade, bruyant et indifférencié.
Si le solide Orchestre de l’Oural s’acquitte de sa tâche avec professionnalisme, le pianisme fruste de Berezovsky, son abus de la pédale qui noie systématiquement les attaques et brouille la perception harmonique, sa virtuosité passant par la force plutôt que par la netteté, son manque de raffinement laissent un sentiment très mitigé dans un Deuxième Concerto qui ne fait pas le poids face aux géants de la discographie – Horowitz, Serkin, Curzon, pour ne citer que les plus mythiques.
Une sélection de trois danses hongroises embourbées dans la résonance et la brutalité, dénuées de tout sentiment chorégraphique, enfonce le clou. C’est assez logiquement dans la pièce la plus extérieure, les Variations sur un thème de Paganini, que s’en tirerait le mieux cet Attila du piano. Mais au final, un vaste coup d’épée dans l’eau que ce disque qui ne tient pas la distance.
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La quadrature du cercle
Alfred Brendel – A birthday tribute
Johannes Brahms (1833-1897)
Concerto pour piano n° 1 en ré mineur op. 15
Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks
direction : Sir Colin Davis
Enregistrement : Herkulessaal, Munich, 1985
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Concerto pour piano n° 25 en ut majeur K. 503
SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg
direction : Hans Zender
Enregistrement : Festspielhaus, Baden-Baden, 2002
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano n° 31 en lab majeur op. 110
Franz Schubert (1797-1828)
Impromptu en fa mineur D 935 n° 1
Enregistrement : GroĂźes Festspielhaus, Salzbourg, 2007
Alfred Brendel, piano
2CD Decca 478 2604
Un grand coup de cœur en revanche pour cette publication Decca d’inédits live à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire d’Alfred Brendel. Avant tout autre, le Premier Concerto de Brahms est une absolue splendeur, qui complète avantageusement l’enregistrement officiel avec Abbado et les Berliner.
En cette fin d’hiver 1985, l’Orchestre de la Radio Bavaroise et Sir Colin Davis se dépassent pour donner l’une des grandes lectures orchestrales de l’œuvre au disque. D’un geste brassant puissamment dans les tréfonds des graves, le chef britannique défend un Brahms à la carrure large, à la respiration karajanesque, jouant à loisir de la longueur d’archet.
Comme appuyé sur d’immenses plaques tectoniques, ce Concerto en ré mineur au romantisme profus avance par poussées irrépressibles, aboutissant à de gigantesques climax entrecoupés de suspensions ne tenant qu’à un fil. On n’est pas si loin de Furtwängler.
Transcendé par le direct, le piano de Brendel, ciselé et capté à la perfection, gagne en spontanéité sans rien renier de son inébranlable colonne vertébrale intellectuelle, et réussit en somme la quadrature du cercle. Un Premier Concerto aux antipodes du légendaire Curzon-Szell, mais sur des sommets équivalents.
Le deuxième CD propose un Vingt-cinquième Concerto de Mozart rafraîchissant, plein de malice pince-sans-rire, où le pianiste prend un plaisir évident à jouer les préfigurations de la Marseillaise. Autre grand cérébral, Hans Zender s’encanaille dans une partie d’orchestre d’un classicisme idéal, d’une perfection de proportions – l’Andante – ne tournant jamais le dos aux touches d’esprit du Mozart de la maturité.
Un extrait du récital du 7 août 2007 à Salzbourg complète ce double CD, avec une Sonate op. 110, la pénultième de Beethoven, d’une magnifique liberté agogique, d’une absolue souplesse, d’une spontanéité rare, et un Premier Impromptu du second cahier de Schubert au toucher prodigieux. Une publication humanisant autant que faire se peut la réputation de cérébralité de l’un des pianistes majeurs de l’après-guerre.
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Oui, dit l’Esprit…
Johannes Brahms (1833-1897)
Ein deutsches Requiem, op. 45
Christine Schäfer, soprano
Christian Gerhaher, baryton
Chor des Bayerischen Rundfunks
MĂĽnchner Philharmoniker
direction : Christian Thielemann
Enregistrement live : Philharmonie am Gasteig, Munich, avril 2007
1DVD C Major Unitel Classica 703308
Que l’on est heureux, après avoir traversé peut-être pas l’Enfer mais au moins le Purgatoire de son intégrale des symphonies de Beethoven au Théâtre des Champs-Élysées, de retrouver Christian Thielemann au Paradis interprétatif avec ce Requiem allemand en tous points superlatif !
On avait gardé le souvenir, lors de sa diffusion sur le petit écran en février 2003, en commémoration de la destruction de la ville de Dresde à la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’un Deutsches Requiem de Thielemann herculéen, au souffle prodigieux, aux élans d’une fureur prophétique.
Plus plastique et apaisée, née dans un contexte moins chargé du poids de l’Histoire, cette exécution munichoise est proprement miraculeuse, et pourvue d’un bien meilleur baryton – l’excellent Christian Gerhaher, dans les pas d’un Fischer-Dieskau, donc idéal. Quant à Christine Schäfer – coiffée d’un improbable brushing ultra laqué –, depuis Dresde, son Ihr habt nun Traurigkeit s’est fait plus lyrique, et s’incarne désormais loin de tout angélisme.
Conçue comme un office à l’issue duquel le public est prié de ne pas applaudir, cette exécution possède un pouvoir de concentration et une totale adéquation entre la pensée musicale et la portée émotionnelle, dans le pari risqué d’une lecture très étale, approchant les quatre-vingts minutes. Et pourtant, chaque climat tombe juste, chaque accord trouve la bonne densité et la couleur idoine.
Inutile bien entendu d’attendre chez Thielemann, qui dégage physiquement l’humanité d’un cyborg, un visage illuminé par la grâce : le masque reste définitivement verrouillé, trop occupé à pétrir sans la moindre concession à la respiration des choristes la pâte orchestrale à mains nues.
N’importe, la Philharmonie de Munich embrasse cette vision hautaine de tradition allemande avec une dévotion totale et des teintes admirablement changeantes – les cordes menaçantes au début du II, soudain transparentes dans So seid nun geduldig –, et affiche des solistes du plus pur rayonnement – des bois à l’équilibre prodigieux, des cors ambrés, un magnifique timbalier.
Aussi les moments de grâce ne manquent-ils pas : sentiment d’infini du Ewige Freude concluant le II, tendu comme un fil sur l’horizon ; polyphonie suffocante et roulements funèbres de Herr, lehre doch mich ; transition vers la fugue – un rien mécanique – du même III, si périlleuse et pourtant d’une plénitude incomparable ; envolée de cordes du IV inouïe de respiration depuis Karajan ; dernier volet ouvrant les portes du crépuscule éclatant d’un monde meilleur, sur le giron de cordes graves à tomber à la renverse.
Mais ce qui frappe peut-être le plus, c’est l’exceptionnelle qualité des chœurs de la Radio bavaroise – rigueur de l’intonation, homogénéité à l’intérieur mais aussi entre les pupitres, et toujours une élocution sans faille, donnant tout leur sens aux prières. Car à l’inverse de la récente incursion d’Harnoncourt qui utilise souvent les forces chorales comme une couleur, c’est ici le texte qui guide tout.
Thielemann, qui réussit parmi les plus belles mixtures chœur-orchestre de la discographie, marche clairement dans le sillon d’un Celibidache, dont il partage la hauteur de vue, mais avec une prise en main des masses qui jamais ne se relâche et évite ainsi les épisodes amollis de son aîné.
Une des plus grandes réussites du chef allemand, tous répertoires confondus, un moment d’une portée musicale et spirituelle inouïes, qui rejoint le concert Karajan-Salzbourg au panthéon des plus grandes interprétations du Requiem allemand captées en vidéo. Selig sind die Toten !
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| Yannick MILLON
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