À l’heure des comptes…
Les plus attentifs d’entre vous auront sans doute remarqué que nous n’avons au final évoqué « que » quarante-neuf enregistrements du Sacre du printemps, contre les cinquante promis par le titre de ce dossier. Il nous reste donc une dernière recommandation à formuler pour en finir avec ce centenaire.
Le panorama proposĂ© jusqu’ici ne manque pas de matière, mais certaines versions fondamentales ne dĂ©pendant ni d’Universal ni de BMG-RCA-Sony manquent Ă l’appel dans les deux coffrets commentĂ©s plus haut. Ainsi, pour complĂ©ter ce tour d’horizon, on ne peut que chaleureusement vous recommander des versions incontournables comme celles de Karel Ančerl avec la Philharmonie tchèque (Supraphon), exceptionnelle d’acuitĂ© primitive, ou encore la deuxième version (en stĂ©rĂ©o) de Markevitch avec le Philharmonia (Testament). Parmi d’autres…
Mais plutôt que ces références archi-célébrées, nous ne résistons pas à la tentation de vous conseiller comme cinquantième version pour boucler ce panorama l’enregistrement beaucoup moins connu d’Otmar Suitner avec la Staatskapelle de Dresde que, bien qu’adulateur de longue date du Sacre du printemps, nous n’avons découvert que tout récemment, à l’occasion de l’élaboration de ce dossier.
Enregistrée par Berlin Classics (Edel Records) à l’époque du rideau de fer (1964), voici l’une des gravures du Sacre les plus essentielles par son extrême concentration, tant en termes d’exécution que de conception. Assez lente, elle émerge de manière rampante, comme née du néant, de l’univers en construction, et triomphera tout du long par un pouvoir incantatoire sans précédent et une qualité d’articulation absolument maniaque.
La Danse des adolescentes, avec ses cordes compactes, serrées, et son tempo retenu, va exactement dans le sens d’un ancrage profond dans l’invocation des forces souterraines. Les Jeux des cités rivales, détaillés à la perfection et bien grinçants et noirs, laissent deviner les funestes enjeux de l’intrigue, tout comme une Introduction de seconde partie du genre glauque.
Mais on reste surtout sidéré par une économie de moyens inédite, Suitner gardant toujours de l’énergie en réserve, au point de faire l’effet d’une bombe lorsqu’il libère la tension accumulée – la partie centrale de la Danse sacrale et son maelström sonore inouï, déferlante de timbales et cuivres déchaînés, avant une conclusion comme on en avait jamais entendue.
Dans cette dernière étape de sacrifice, on croirait vivre un véritable cauchemar né des peurs ancestrales, où le chef autrichien, comme pour rajouter à la cruauté du geste, ralentit là où tant d’autres tendent à accélérer – et avec un piccolo agonisant d’angoisse, à l’opposé des fusées de sylphide de Philippe Jordan. De quoi rester cloué sur place.
On reconnaît bien ici la griffe des poèmes symphoniques de Strauss par Kempe avec la même phalange saxonne, notamment ses timbales en peau très nettes et calibrées à merveille, ses cuivres à perce étroite et ses couleurs façon ex-Europe de l’est. Une version qui redore en tout cas le blason des orchestres allemands, assez rares à ce niveau d’excellence dans cette partition qui reste majoritairement le terrain d’accomplissement des formations anglo-saxonnes.
N’hésitez pas à fouiller sur la toile, dans les boutiques Amazon ou sur l’un des sites de revendeurs d’outre-Rhin (chez JPC par exemple) pour acquérir cet enregistrement disponible sous plusieurs couplages, et accessible de surcroît pour une bouchée de pain.
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