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SELECTION CD |
22 décembre 2024 |
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Ombres et lumières
Motherland
Bach, Tchaïkovski, Mendelssohn, Debussy, Kancheli, Ligeti, Brahms…
Khathia Buniatishvilli, piano
1 CD Sony Classical
Après un premier enregistrement ébouriffant consacré à Liszt, un second, raté, à Chopin, la jeune pianiste géorgienne condense les attributs de la grande star de demain : un talent incroyable à la fois technique et musical, une présence indéniable sur scène, des choix artistiques qui peuvent susciter l’interrogation et la fascination tant ils apparaissent parfois inégaux. Fruit de caprices, indomptabilité de la jeune lionne ? Un souffle de liberté juvénile et sexy souffle indéniablement sur la plaine des pianistes.
Buniatishvilli revient ici avec un disque au titre prometteur, Motherland, la patrie, dont on a d’emblée du mal à comprendre la cohérence. Transcriptions, pièces à deux et quatre mains (avec sa sœur Gvantsa), de Scarlatti à Ligeti en passant par la musique de film, tout y passe ou presque. Un joli texte de présentation de Hannah Dübgen assorti d’une photo de couverture très poétique, à la Pierre et Gilles, tente d’illustrer avec douceur l’homogénéité du propos artistique.
Il est vrai que l’on se laisse agrĂ©ablement bercer dès les premières secondes du disque par la transcription d’une Aria de la Cantate BWV 208 de Bach. S’y retrouvent d’emblĂ©e ce sens de la sonoritĂ© chez la jeune pianiste, celui de la couleur aussi. Tout comme dans la subtile Danse slave op. 72 n° 2 de Dvořák Ă quatre mains, la claironnante Sonate K380 de Scarlatti ou encore mĂŞme la Musica Ricercata n° 7 de Ligeti, implacable de prĂ©cision.
Régulièrement, on entend que l’artiste possède des dons exceptionnels. Régulièrement aussi, et bizarrement, l’irritation pointe son nez comme cela avait été le cas avec son enregistrement de l’Opus 21 de Chopin. À force de jolies sonorités, l’engagement bien réel de la pianiste se transforme en miroir déformé, alambiqué, presque précieux. Et Brahms apparaît sans points culminants, avec un cumul de basses décalées à la main gauche, autant de tics stylistiques agaçants qui entachent l’écoute.
Chez Mendelssohn, Chopin, même Debussy, un laisser-aller instinctif semble primer à nouveau sur la rigueur et l’épure. Le discours musical s’étiole, la chatte minaude et donne l’impression de s’être parfois affalée sur le canapé d’un salon bourgeois, trop bourgeois, où l’excès de poudre et de tubéreuse finissent par entêter et provoquer la céphalée. Attendrons-nous de voir comment la pianiste évoluera ? Évidemment, mais contentons-nous pour l’heure des moments inspirés du disque comme autant de petites pépites à garder précieusement dans sa poche.
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Capricieux délices
Pietro Antonio Locatelli (1695-1764)
24 Caprices pour violon seul op. 3 « l’Arte del violino »
Gabriel Tchalik, violon
1 CD Evidence Classics EVCD002
La force de vente d’un disque tient souvent à son casting et à son répertoire, parfois à son label. Aucun de ces paramètres réunis ici, mais quelle découverte ! Le jeune franco-russe Gabriel Tchalik livre un premier enregistrement étonnant, inédit, et passionnant. On connaissait évidemment les 24 Caprices de Paganini (1801), moments de grâce acrobatique électrique, sorte d’Himalaya violonistique des gouffres duquel peu de musiciens ressortent entiers.
Il faut compter dorénavant avec ceux de Pietro Antonio Locatelli. Incroyable mais vrai : on a pu en entendre quelques uns parsemer les bis de concerts ou les récitals virtuoses d’un Oïstrakh, d’un Szeryng, mais jamais ces Caprices n’ont été pourtant gravés dans leur intégralité ! Écrits moins d’un siècle avant ceux de Niccolò, en 1733, ils témoignent d’une maîtrise de l’écriture et d’une ingéniosité technique qui repoussent les limites du violon. Spirituels, sensibles, ils n’ont à pâlir devant aucune œuvre similaire du répertoire. Les n° 3 et 7 rivalisent en lyrisme expressif, quand le n° 12 augure un esprit préromantique étonnant.
Gabriel Tchalik, sur un instrument moderne, nous embarque littéralement dans cette odyssée étonnante et nous fait des découvrir des paysages inouïs sans jamais faillir techniquement. Par-delà la virtuosité propre au genre, on salue le caractère visionnaire de ces pièces : du Caprice n° 21 où l’aigu semble impossible (on est en dix-septième position comme l’indique le livret !), au voisin n° 22 où les extensions terribles ouvrent des sonorités presque nouvelles, on tend l’oreille avec plaisir, curiosité, excitation.
Cette bouffée d’air frais – à tous points de vue – apportée dans les bacs est à consommer rapidement et sans modération.
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Sur les cimes belcantistes
Elena Moşuc – Donizetti Heroines
Anna Bolena, Lucia di Lammermoor, Maria Stuarda, Lucrezia Borgia, Roberto Devereux
Elena Moşuc, soprano
Croatian Radio-Television Choir
Symphony Orchestra of Croatian Radio-Television
direction : Ivo Lipanovic
1 CD Sony Classical 88883788222
On connaĂ®t la stratĂ©gie très offensive de Sony Classical depuis quelques annĂ©es qui, Ă coups d’avances sur royautĂ©s somptuaires, parvient Ă arracher Ă Universal de grandes stars comme Lang Lang ou Jonas Kaufmann. Pourtant, ce premier opus de la divine et discrète Elena Moşuc consacrĂ©e Ă Donizetti pourrait fournir l’indice Ă©loquent d’une stratĂ©gie qui dĂ©passe l’effet catalogue.
Comme souvent dans un disque d’accompagnement, l’orchestre choisi n’est pas de premier plan, un peu vert, souvent payé au lance-pierres pour soutenir la voix soliste à moindres frais. L’un des premiers enregistrements de la diva roumaine consacré à Mozart (Arte Nova, 2000) en avait fait les frais : le jeu du Moldova Philharmonic Orchestra Romania sous la baguette de Camil Marinescu frôlait la simple catastrophe.
On en venait Ă oublier combien Moşuc, par-delĂ Dessay ou Damrau, et avant de devenir une des plus Ă©minentes figures du bel canto, figurait la plus expressive des Königin der Nacht de la dernière dĂ©cennie. L’Orchestre symphonique de la Radio-TĂ©lĂ©vision croate est un peu meilleur, mĂŞme si la direction d’Ivo Lipanovic ne parvient pratiquement jamais Ă soutenir cet art subtilement souple de la sprezzatura dĂ©roulĂ© avec tant de maĂ®trise et de finesse par la diva de l’Est.
Ces rĂ©serves faites, c’est enfin ici un disque Ă la mesure de cette voix exceptionnelle ! Ă€ chaque air, Moşuc sert la musique de Donizetti Ă un niveau du bel canto rarement atteint aujourd’hui, et l’on se plaĂ®t Ă rĂ©Ă©couter les vocalises du Era dessos il figlio moi de Lucrezia Borgia, les dramatiques et sensibles messe di voce du Quando di luce rosea d’Anna Bolena.
Les quelques tubes qui jalonnent l’enregistrement, dont le Casta Diva de Norma et le Dolce suono du Lucia, sont autant de gâteries dĂ©licieusement familières, Ă savourer sans vergogne. On ne pourra pas dire qu’Elena Moşuc s’y consume comme une Callas ou, plus rĂ©cemment, comme une June Anderson, mais son exigence dramatique assortie Ă une technique ciselĂ©e consacrent une des plus grandes cantatrices du moment en ce domaine. Elle fait partie de ces voix qu’on aimerait fĂ©tichiser plus souvent sur les scènes lyriques françaises.
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Une Pucelle de velours
Giuseppe Verdi (1813-1901)
Giovanna d’Arco
Francesco Meli (Carlo VII)
Placido Domingo (Giacomo)
Anna Netrebko (Giovanna)
Johannes Dunz (Delil)
Roberto Tagliavini (Talbot)
Philharmonia Chor Wien
MĂĽnchner Rundfunkorchester
direction : Paolo Carignani
Enregistrement : Salzburg, août 2013 (live)
2 CD Deutsche Grammophon 479 2712 9
Voilà un enregistrement inattendu, live du festival de Salzbourg 2013 : Giovanna d’Arco, septième opéra de Giuseppe Verdi, jeune compositeur appelé alors par le succès, ne se laisse pas écouter comme ses chefs-d’œuvre ultérieurs. Le livret, d’après Schiller, relit l’histoire de la Pucelle d’Orléans sous de nouveaux auspices, romantiques, et en fait pur argument dramatique à force de coups de théâtre et situations incongrues.
La musique elle-même laisse une belle part au chœur sans en faire un personnage à part entière telle une tragédie grecque. Le drame lyrique reste finalement celui de trois personnages, Carlo VII, Giovanna et Giacomo, dont les passions intimes se heurtent et se cristallisent jusqu’à la délivrance finale. Vous l’aurez dans doute compris, l’argument est mince malgré l’apparence, on est là pour la musique et ses interprètes, et cet opéra se déguste comme un bon opus bellinien ou donizettien dont on sent évidemment l’influence.
Malgré tout, quels interprètes ! Le maestro Carignani réussit tant bien que mal à alléger et à dynamiser la phalange et le chœur allemands, qui ne s’en sortent pas si mal : l’interprétation s’en trouve nourrie et soutenue, et l’opéra gagne en densité. Francesco Meli campe un Carlo VII superbe et altier, même si, dans ce rôle, nous revient en mémoire le chant plus ouvert de… Plácido Domingo himself, revenu ici en Giacomo baryton ! À 73 ans, quelle énergie et quelle maîtrise du bel canto !
Mais c’est évidemment l’héroïne éponyme que l’on attendait ici, sous les traits généreux et par la grâce d’une voix toujours plus impressionnante de velouté : celle d’Anna Netrebko. Depuis son dernier récital au disque consacré à Verdi, avec d’ailleurs quelques arie de la Giovanna, on sait que la diva russe s’est orientée vers les grands rôles dramatiques du compositeur italien.
Malgré quelques problèmes d’intonation récurrents – cela participe assurément de son charme –, elle donne une épaisseur inattendue à ce personnage, incarné avec dramatisme et sensualité. On peut préférer la théâtralité d’une Tebaldi ou l’expressivité d’une Caballé dans le même rôle, mais la générosité et la technique de la soprano russe enveloppent l’écoute d’un velours tout à fait exquis.
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| Florent ALBRECHT
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