GĂ©ants du clavier

Classic Archive Collector’s Edition :
Piano

15 heures de vidéos d’archives autour de Glenn Gould, Arturo Benedetti Michelangeli, Georges Cziffra, Benno Moiesewitsch, Wilhelm Kempff, Aldo Ciccolini, Samson François, Claudio Arrau, Solomon, Emil Gilels, Byron Janis, Alfred Brendel, ainsi que du chef d’orchestre André Cluytens

+ Documentaire Glenn Gould l’Alchimiste de Bruno Monsaingeon (1974)

1 Blu-ray Disc Euro Arts Idéale Audience 30773984

Après les chefs, le piano. Par respect des couplages des DVD Classic Archive originaux, on retrouve tout de même ici une heure de musique purement symphonique en complément de la section consacrée à Gilels, aux côtés d’André Cluytens, maestro trop tôt disparu, d’une élégance extrême, gestique racée, stature de grand prince et éminent interprète de la musique française.

La comparaison de sa deuxième suite de Daphnis et Chloé avec celle de Munch présente dans le volume des chefs, avec le même orchestre, est à cet égard passionnante, préférant à l’engagement démentiel du chef alsacien une clarté des lignes unique, des transitions souples et éminemment chorégraphiques. Quant à ses Tableaux d’une exposition, même avec les cuivres ferraillants de l’ORTF, ils sont nettement plus passionnants que ceux de Giulini commentés il y a quelques jours.

Pour nous ramener au piano, le chef belge accompagne Emil Gilels dans un Premier Concerto de Tchaïkovski anthologique, fiévreux, passionné et fin à la fois, d’un stupéfiant toucher délié, articulé avec une franchise grisante, sans course de vitesse. Porté par un orchestre aussi ardent, le Finale distille quelques emballements, une électricité qui traverse également la Troisième Sonate de Prokofiev filmée à Londres en 1959.

On ne se lasse pas non plus de revoir le documentaire (en trois parties) Glenn Gould l’Alchimiste de Bruno Monsaingeon conversant avec le pianiste dans sa maison de Toronto au milieu des années 1970, où l’excentrique du clavier, n’acceptant de jouer que sur une chaise basse en bien triste état, retiré de la scène depuis dix ans, expose ses visions sur l’histoire de la musique, son amour pour Orlando Gibbons, sa passion pour la Suite op. 25 de Schoenberg ou son peu d’intérêt pour la musique trop pianistique de Chopin.

Il faut l’entendre railler l’accent allemand, se laisser aller à une transcription home made, dont l’imprécision et la subjectivité sont revendiquées, du prélude des Maîtres chanteurs de Wagner, ou encore jouer lui-même du potentiomètre à l’écoute des prises de ses enregistrements Scriabine. Documentaire complété par une exécution complète de la Sixième Partita pour clavier de Bach.

Wilhelm Kempff, lui, est présenté en répertoire d’élection, d’abord dans des Papillons puis les deux cahiers de Danses des compagnons de David de Schumann, tout en intériorité, puis dans trois sonates de Beethoven (le début de la Tempête, au toucher radieux, est gâché par une courte interview du pianiste en surimpression de la musique), au son globalement plus franc que dans l’intégrale de studio, mais toujours captivant de conduite des phrases, par-delà les accrocs, particulièrement nombreux dans les passages rapides de la Clair de lune. Mais l’approche schubertienne de la Sonate n° 27, la nostalgie de ses transitions en font un moment en apesanteur.

La musique du XX^e siècle n’est pas en reste non plus sous les doigts du jeune Aldo Ciccolini (Granados, Albéniz, De Falla), qui se fait tout aussi éloquent dans Chabrier, dans des Funérailles de Liszt dépouillées, presque sèches, ou un très beau Quatrième Concerto de Beethoven ; d’Arturo Benedetti Michelangeli, dans un Premier Livre de Préludes de Debussy d’une absolue concentration, analytique mais sans sécheresse, radiographie sonore parmi les plus radicales qu’on ait connues dans ce répertoire ; ou encore un Samson François à son meilleur dans les deux concertos de Ravel, avec une partie d’orchestre plus nette, moins brouillonne que celle de l’enregistrement officiel, mais aussi dans des Debussy (L’Isle joyeuse), Grieg (Concerto) et Chopin (Premier Concerto) d’excellent calibre.

Les amateurs de pyrotechnie jubileront face au chapitre dévolu à Georges Cziffra dans des Liszt impeccables de digitalité mais aussi Europe centrale que virtuoses, sans la moindre esbroufe. Plus encore que dans la Sixième Rhapsodie qui était sa carte de visite, le pianiste aux doigts supersoniques se dépasse dans l’étude de concert la Ronde des lutins et dans un Grand Galop chromatique ébouriffants et diaboliques de netteté de frappe et de maîtrise de la vitesse.

Un chapitre se refermant sur un bonus Ă©tonnant, une inĂ©narrable transcription lisztienne de l’ouverture de Tannhäuser de Wagner par Benno Moiesewitsch Ă  la BBC, en un unique et mortel plan-sĂ©quence avec comme seule trace de fantaisie un zoom progressif vers le buste et les mains du pianiste, dans un improbable dĂ©cor avec tentures, fronton grec et espèce d’aigle nazi montrant Ă  quel point la captation visuelle en Ă©tait encore Ă  la prĂ©histoire – le « Good night ! Â» du pianiste Ă  la camĂ©ra après s’être essuyĂ© la bouche avec son mouchoir.

Avant de devoir mettre un terme à sa carrière en raison des atteintes d’une polyarthrite, Byron Janis faisait feu de tout bois dans des Variations sur un thème de Paganini de Rachmaninov ciselées à la perfection, de la même manière qu’il ne fait qu’une bouchée d’un Troisième Concerto de Prokofiev en splendeur sous la baguette de Paul Paray.

Le volume Alfred Brendel se résume à une immense Sonate Hammerklavier de Beethoven (augmentée de deux bagatelles), œuvre labyrinthique dont il a toujours su démêler l’écheveau avec une clarté d’analyse toute germanique, dans une captation réalisée à Londres en 1970.

La même année à Paris, Denise Billon avait filmé un autre monument, le Beethoven de Claudio Arrau, dans une Sonate op. 111 à marquer d’une pierre blanche. Son puissant, sculptural, architecture magnifiquement burinée, cet art aussi intellectuel que sensible s’avère toujours aussi miraculeux. Sans oublier que le pianiste chilien a toujours pris le temps de faire sonner Schumann dans toute sa complexité polyphonique, comme en témoigne un très beau Concerto pour piano avec un solide orchestre londonien, mais surtout un Carnaval aux plans sonores fouillés comme rarement.

Une véritable pépite pour finir, avec le seul témoignage filmé (avec un Impromptu de Schubert dont on trouvera la trace sur Youtube) du mythique Solomon (pourtant disparu aussi tard qu’en 1988) à l’œuvre dans une Appassionata de Beethoven à la BBC en 1956, dernière année d’activité du pianiste dont la carrière devait être peu après anéantie par une attaque cérébrale lui laissant la main droite paralysée.

Même si ce document est entaché d’un son étriqué et d’un constant pleurage de bande, il montre un beethovénien limpide, rigoureux et caressant, emporté et la tête froide tout à la fois, qui vaudra amplement les quelques efforts (sonores surtout) demandés par le visionnage.


(Rappel : parution disponible sur support Blu-ray Disc uniquement)