17 déc. :
Lulu Ă la Monnaie |
Descente aux Enfers
Alban Berg (1885-1935)
Lulu
Barbara Hannigan (Lulu)
Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz)
Frances Bourne (Gymnasiast)
Tom Randle (Maler)
Dietrich Henschel (Dr. Schön)
Charles Workman (Alwa)
Pavlo Hunka (Schigolch)
Ivan LĂĽdlow (Athlet)
Orchestre symphonique de la Monnaie
direction : Paul Daniel
mise en scène : Krzysztof Warlikowski
décors et costumes : Malgorzata Szczesniak
Ă©clairages : Felice Ross
chorégraphies : Claude Bardouil
vidéos : Denis Guéguin
captation : Myriam Hoyer
Enregistrement : Théâtre de la Monnaie, Bruxelles, octobre 2012
1 DVD BelAir Classiques BAC109
Voilà un DVD à ne pas mettre entre toutes les mains… Et qu’on déconseillera fortement aux amateurs de narration scénique aux concepts bien établis, respectueux de la lettre comme de l’esprit de la Lulu de Berg. Les autres, en revanche, risquent de vivre un moment fort face à ce spectacle contestable mais d’une réelle puissance théâtrale.
Car Krzysztof Warlikowski illustre ici une véritable descente aux Enfers. Lulu y est hantée tout du long par la perte de la pureté de l’enfance via une petite ballerine la ramenant à son passé, le monde plein d’espoir de la danse enfantine qu’elle saccagera par un comportement autodestructeur, jusqu’à écarter les jambes sur des pointes au-dessus de la tête d’un client fétichiste dans la mansarde où elle trouvera la mort.
Obsédée par les barres de salle de danse et les tutus, la femme désirée de tous semble dépenser l’énergie de sa frustration en activité sexuelle, se livrant à des postures qu’on n’eût jamais pu imaginer sur une scène d’opéra il y a encore dix ans – le cunnilingus pratiqué par Alwa dans sa déclaration enflammée. Et de rapprocher le rôle-titre du personnage biblique de Lilith, insoumise à Adam, avide de liberté.
D’où un prologue parlé (en langue anglaise, what the hell ?) consacré à la démone de la luxure en amont de celui établi par Berg, cinq minutes de danse muette refermant le I ou encore ce long comptage des bougies d’anniversaire de l’héroïne avant le début du III, autant d’ajouts qui feront hurler les puristes, tout comme ce dialogue entre Lulu et le Peintre truffé d’interminables silences, qui confirme le plaisir du metteur en scène polonais à mettre le spectateur mal à l’aise.
Héraut du trash et des analyses cliniques, Warlikowski a demandé à sa décoratrice attitrée un décor unique façon couloir de métro aux murs blancs carrelés, avec faux escalator et cage en plexiglas où se déroule un second spectacle en contrepoint de l’action principale. Jusqu’à s’enfoncer dans une scénographie de plus en plus sombre, vidéos hivernales sordides et étouffantes pour Londres, vieux lits d’hôpital pour les passes des prostituées à l’arrière-scène, et une Lulu qui s’empale volontairement sur le couteau de Jack l’Éventreur.
Et si la trajectoire de la jeune femme est simple, appelée d’emblée à connaître une fin tragique par ses excès, ravagée déjà à Paris, tout ce qui tourne autour d’elle suscite bien des interrogations – ce Docteur Schön dont le maquillage évoque le Joker de Batman, avant de réapparaître en espèce de travelo grimé en bleu au moment du meurtre final, ce dédoublement chanteur-acteur pour les rôles du Prince, du Valet et du Marquis.
Warlikowski semble par ailleurs tracassé par la question très à la mode du genre, dans un joyeux mélange guère éclairant : un Lycéen féminin gothique, un Athlète aux cheveux longs tendance drag-queen à biscotos et talons, un Schön guère plus vieux que son fils, travaillé par sa virilité. Il est jusqu’à la couleur des voix choisies de tendre vers une désexualisation des caractères originaux : Athlète à la voix parlée de baryton, Schigolch en rien vieillard asthmatique, Schön vraiment pas baryton-basse, Lycéen(ne) et Geschwitz à l’émission presque virile.
Difficile de surcroît d’éprouver une quelconque compassion pour les personnages dans cet univers glacial, déshumanisé et high-tech (le peintre, vidéaste superficiel, plus intéressé par le fric qu’il peut tirer de ses podcasts que par sa bien-aimée) où chacun court à sa perte, consumé par un désir destructeur.
L’équipe musicale, sans être inoubliable, confirme les choix d’une mise en scène qui ne laissera personne indifférent. Barbara Hannigan a cette énergie de bête de scène, cette défonce vocale et physique qui laissent une incarnation majeure, très subtilement nuancée, en tout cas infiniment plus audible que Nadja Michael dans Médée. Et même si la technique n’est pas irréprochable, beaucoup lui sera pardonné pour avoir chanté sans barguigner toutes ses coloratures sur des pointes !
Charles Workman est un très bel Alwa, vibrant, couleur très adaptée mais troisième registre alignant toujours les couacs et les sorties de route, Tom Randle un Peintre idéalement désinvolte. Dietrich Henschel compense en déclamation ce qu’il n’a plus guère à offrir en timbre au Docteur Schön, tout l’inverse de la Geschwitz au médium blindé de Natascha Petrinsky. Un Schigolch gentiment bougonnant et un Athlète pas basse pour deux sous complètent le tableau.
La direction de Paul Daniel, qui n’a certainement pas été de tout repos pour un Orchestre de la Monnaie dont on connaît les limites, est d’une acuité impitoyable, angles à quatre-vingt-dix degrés et timbres écorchés vifs, loin de tout lyrisme post-wagnérien. Une pâte sonore âpre, hérissée de coups de griffe et de déflagrations savamment assénées, refusant toute épaisseur.
Reste l’aspect technique du DVD. Hormis l’absence de tout bonus (qui eût été fort utile pour éclairer cette mise en scène énigmatique), la prise de son, très présente, saturée même dans les grande forte, sera au final moins dérangeante qu’un master médiocre vendu pour de la haute-définition (contrairement au Parsifal de Castellucci chez le même éditeur, lui aussi en HD et lui aussi disponible sur seul support DVD, qui était remarquable).
Car les plans larges laissent apparaître, outre un cruel manque de piqué, de vilaines lignes, une colorimétrie suspecte et un fourmillement constant. Il fallait bien une bombe comme la mise en scène de Warlikowski pour rendre acceptables ces lacunes techniques.
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