La Lulu de sa génération
Alban Berg (1885-1935)
Lulu
Marlis Petersen (Lulu)
Susan Graham (Comtesse Geschwitz)
Daniel Brenna (Alwa)
Paul Groves (le Peintre)
Johan Reuter (Dr Schön)
Martin Winkler (l’Athlète)
Franz Grundheber (Schigolch)
Elizabeth DeShong (le Lycéen)
Alan Oke (Prince, Serviteur, Marquis)
The Metropolitan Opera Orchestra
direction : Lothar Koenigs
mise en scène : William Kentridge
décors : Sabine Theunissen
costumes : Greta Goiris
éclairages : Urs Schönebaum
vidéos : Catherine Meyburgh
captation : Matthew Diamond
Enregistrement : Met, New York, 11/2015
Combo DVD-Blu-ray NONESUCH 0075597945379
Reprenant de manière systématique au DVD les diffusions en direct pour les cinémas Gaumont-Pathé, le Met enrichit chaque année un peu plus son catalogue d’opéras filmés, avec une constance dans l’excellence de ses distributions, mais aussi un abord scénique plutôt traditionnel, voire conservateur. Ce qui ne l’empêche pas de proposer ici ou là des spectacles un peu plus novateurs.
Pour preuve, cette Lulu captée le 21 novembre 2015, confiée au Sud-Africain William Kentridge, dont la production illusionniste du Nez avait été largement saluée in loco mais aussi à Aix et Lyon. Même si le deuxième opéra de Berg ne se prête pas aussi naturellement à cet univers visuel que l’opéra constructiviste de Chostakovitch, il insuffle une grande vivacité scénique par son aspect patchwork en proposant un véritable contrepoint à l’arrière-plan.
Dans une vidéo occupant du début à la fin du spectacle tout le cadre de scène jusqu’à rendre invisibles les jointures entre réel et virtuel, des croquis à l’encre noire et coupures de journaux de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres commentent l’action principale, pendant que Lulu, au milieu d’un mobilier art-déco, se consume en épuisant les personnages gravitant autour d’elle. Pas évident du coup pour la caméra de retranscrire fidèlement l’imbrication serrée entre jeu de scène et vidéo, qui devait avoir en direct une puissance supérieure.
Pour le reste, le metteur en scène suit l’argument avec une grande lisibilité, en n’accentuant jamais le sordide de certaines situations, comme si Lulu traversait la mort de tous ses soupirants sans prendre exactement la mesure du drame qui se noue. Le meurtre final se jouera d’ailleurs hors scène sans que l’on revoie la jeune femme sortie pour sa passe avec Jack l’Éventreur, ce dernier se contentant de donner aux yeux du public le coup de couteau fatal à la Geschwitz.
Un Docteur Schön particulièrement sadique, qui demandera de l’aide au Peintre pour se rhabiller alors qu’il s’apprêtait à consommer, et deux personnages muets sortis du cinéma expressionniste, une pianiste façon Louise Brooks et un serviteur tordu en d’improbables postures, sont les éléments les plus originaux de cette production amenée à réconcilier modernistes et traditionnalistes.
Le vrai consensus intervient pourtant au niveau de la musique, le Met ayant toujours à cœur d’offrir des distributions somptueuses. Et il n’est en effet ici, dans un plateau pléthorique, guère qu’Alan Oke, successivement Prince, Serviteur et Marquis un peu éteints, et Daniel Brenna, ténor ingrat à l’allemand perfectible et à l’émission poussive qui finit par craquer, pour ternir un rien l’ensemble.
Découvert à Bayreuth en Alberich mémorable, Martin Winkler est un Athlète d’une agressivité, d’une brutalité relayées par une émission à l’impact du texte inouï. Même s’il apparaît cette fois sur le déclin, Franz Grundheber, qui chante au Met depuis presque cinquante ans, est un parfait Schigolch, d’un naturel confondant, vieillard rabougri mais encore d’une diction de grande classe.
Dans l’emploi presque toujours sacrifié du Lycéen, Elisabeth DeShong impose un vrai personnage et un contralto fiévreux, très présent, tandis que Susan Graham, pas très idiomatique, donne toute l’écorchure qu’elle peut à la Comtesse Geschwitz, dont les derniers moments sont d’une acuité terrible, et que Paul Groves, lui non plus pas d’un allemand idéal, est d’un magnifique éclat en Peintre fou d’amour, presque autant que le Docteur Schön à la morgue royale de Johan Reuter.
Last but not least, Marlis Petersen, qui a décidé d’abandonner le rôle après douze ans de fréquentation dans une dizaine de mises en scène différentes, reste la grande Lulu de sa génération, comme celle de Christine Schäfer avait été incontournable dans les années 1990. Proche du soprano dramatique d’agilité, d’une aisance confondante tant en scène qu’en voix, avec ces aigus balancés comme à la parade, sa fidélité absolue aux hauteurs stratosphériques inventées par Berg et un timbre qui a vraiment du caractère, l’Allemande triomphe sur toute la ligne.
En fosse, Lothar Koenigs, pas un dieu vivant du podium mais un authentique connaisseur du compositeur, se meut en toute aisance dans les dédales dodécaphoniques de la partition, sans excès de noirceur ni les pieds lestés, cherchant toujours le juste soutien à la tête d’un orchestre maison très propre sachant se dépasser en dramatisme dans les moments-clé. Un spectacle d’une qualité globale faisant honneur à la vénérable institution que demeure le Metropolitan Opera de New York.
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