L’autre visage de Karl Böhm
Karl Böhm – The Early Years
Beethoven, Brahms, Bruckner, Mozart, Schubert, Schumann, Johann Strauss II, Richard Strauss, Reger, Wagner, Weber
Sächsische Staatskapelle Dresden
Wiener Philharmoniker
Berliner Philharmoniker
Philharmonia Orchestra
direction : Karl Böhm
Enregistrements : Dresde, Berlin, Vienne, Londres, 1935-1949
19 CD Warner Classics ICON
Quelle merveilleuse idée a eue Warner Classics de regrouper dans un coffret bien rempli (19 CD) l’intégralité des premiers enregistrements studio de Karl Böhm pour Electrola, HMV et Columbia (1935-1949) ! Sous la supervision de notre confrère Rémy Louis, qui signe par ailleurs un excellent article de fond dans la notice, l’occasion est rêvée d’enrichir notre regard sur un artiste dont la postérité a retenu essentiellement les gravures Deutsche Grammophon des vingt dernières années de carrière, et notamment celles où le chef autrichien était largement octogénaire.
Au départ de Fritz Busch chassé par les Nazis, c’est un Karl Böhm d’à peine quarante ans et d’une énergie farouche qui prend les rênes de l’un des plus hauts lieux de l’art lyrique européen, le Semperoper de Dresde, et de la Staatskapelle qui y est attachée. Beaucoup moins hostile que son prédécesseur au régime autoritaire qui s’est installé en Allemagne en 1933 même s’il ne prendra jamais sa carte au parti nazi, ce natif de Styrie se repentira beaucoup de cette période dans sa vieillesse, notamment dans son ultime interview au Spiegel.
Böhm commence à enregistrer avec le plus ancien des orchestres européens dès 1935. Au plus noir de la Seconde Guerre mondiale, il sera nommé au poste des postes, la direction de l’Opéra de Vienne, dont il assistera à la destruction le 12 mars 1945, un mois après le largage de quatre mille tonnes de bombes qui anéantirent presque totalement la ville de Dresde. Cette somme proposée par la collection ICON de Warner se partage entre quatre orchestres, la Staatskapelle de Dresde pour l’essentiel (14 CD – 1935-1942), la Philharmonie de Vienne (4 CD – 1940-1949), et quelques gravures avec les Berliner (deux pièces seulement – 1935-1936) ou le Philharmonia (1 CD – 1949).
Des prolifiques années saxonnes, on retiendra particulièrement le troisième acte des Maîtres chanteurs, d’une fraîcheur teintée d’innocence et d’un vrai esprit de troupe, avec le merveilleux Hans Sachs de Hans Hermann Nissen, une Quatrième de Brahms avec une Staatskapelle d’une liberté inouïe, d’un chant de violons éperdu, d’une lisibilité absolue, et des Bruckner (Quatrième et Cinquième Symphonie) d’une tonicité, d’une ardeur militante (les premiers enregistrements de l’édition Robert Haas) loin de tout délire mystique, où chaque trémolo est un modèle de frémissement.
La moisson est bien aussi riche côté concertos : Deuxième de Brahms avec un Backhaus encore fringant, sublime Concerto pour violon avec Schneiderhan, Gieseking dans le Quatrième de Beethoven et un concerto de Schumann plus détaché qu’avec Karajan, de même que l’Empereur vif et décidé d’Edwin Fischer complète avantageusement la gravure avec Furtwängler, sous les doigts alors plus lestes du pianiste suisse, dont on perçoit ici plus que jamais la sonorité « si riche en harmoniques » décrite par Elisabeth Schwarzkopf.
Chez Strauss, les pages symphoniques (Till, Don Juan, Danse de Salomé) ont le même feu que les extraits lyriques : Daphné avec les créateurs Torsten Ralf et Margarete Teschemacher, elle surtout, d’une pureté d’eau de montagne dans la transformation finale. Et pour avoir une idée de la vivacité, de l’énergie avec laquelle Böhm fouettait alors l’orchestre, il suffit d’écouter une ouverture du Vaisseau fantôme électrisante, des Johann Strauss grisants d’élan, d’une virtuosité abandonnée très vite après-guerre (une Chauve-souris à la Carlos Kleiber), sa première Neuvième de Beethoven, tenue d’une main de fer, ou encore, avec les Berliner, une ouverture des Joyeuses commères de Windsor presque aussi tourbillonnante que celle de Paul van Kempen.
Les gravures viennoises de guerre offrent encore un autre visage, nettement plus tourmenté concernant une Inachevée de Schubert d’une affliction terrible, d’une lenteur très rare chez le chef à l’époque. De même, la Deuxième de Brahms n’a jamais brillé d’un soleil aussi diffus et voilé, tandis qu’en 1949, la Jupiter de Mozart sera empoignée avec un regain de rage de vivre. Sans oublier les extraits wagnériens du dernier CD aux côtés du Philharmonia, avec une Annonce de la mort de la Walkyrie et un duo d’amour de Tristan souverains, plus larges que dans les années 1960 à Bayreuth mais glorieusement chantés par Kirsten Flagstad et Set Svanholm.
Difficile de savoir par où commencer dans une somme aussi qualitative et décemment enregistrée. Notre conseil, avant de vous immerger dans le dernier acte intégral des Meistersinger de 1938, jetez d’abord une oreille sur le Fliedermonolog avec un Josef Herrmann qui n’est que rondeur et noblesse (CD 11, plage 8), témoin d’un art du chant wagnérien perdu à tout jamais.
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